Extrait de << Les sans culottes de l'air >> Du Général Valin et de François Sommer ( page 1 )

Le sergent-chef Ricardou au retour d'une mission de guerre

 

Nom : Ricardou .

Grade: sergent-chef.

Matricule: 21.676.

C'est ainsi qu'il s'était présenté à l'adjudant de service à Carlton Gardens, un matin de février 43. Il se tenait bien campé, s'appuyant sur une canne à pommeau, regardant l'autre dans le blanc des yeux :

- Qu'est-ce que vous voulez ?

- Moi rien … c'est vous .

Il tendait une convocation en bonne et due forme, pour le matin même, à l'Etat-Major des Forces Françaises Libres à Londres. C'était dans le grand hall du bas: un soldat balayait dans un coin, des secrétaires passaient d'une pièce à l'autre, d'un air désabusé, et on entendait une voix forte parler d'une question de transport. L'adjudant regardait la convocation, la retournant dans tous les sens.

- vous devez quand même savoir pourquoi vous êtes convoqué ?

- Je n'ai rien à savoir, j'ai à obéir, c'est à vous d'être au courant.

Et il grommela: Qu'est-ce qui nous a foutu des individus pareils, qui envoient des convocations sans savoir pourquoi. Il avait reporté son poids sur sa jambe, levé sa canne à bout de bras; il maugréa en guise de conclusion :

- Londres... dans des bureaux... assis dans des fauteuils... m'étonne pas.

C'est alors que l'adjudant s'aperçut qu'il n'avait qu'une jambe. Puis, le dévisageant au moment de le rappeler malgré tout à l'ordre, il remarqua aussi la coiffe blanche du képi, ce qui le plongea dans un profond désarroi :

- Vous êtes de la Légion ? Où avez-vous attrapé cela... pardon, perdu cela ? Où étiez-vous ?

- Légion ou pas Légion, moi Ricardou, sergent-chef, matricule 21.676, on m'a convoqué ici ce matin... C'est clair! Le reste ne m'intéresse pas, ni vos paperasses, ni vos ascenseurs.

Il montrait la cage grillagée dans laquelle s'enfournait régulièrement une faune plus ou moins galonnée et multicolore. La canne s'agitait depuis le début de la scène, qui se passait entre l'ascenseur , une petite fenêtre donnant sur une cour et la grande porte vitrée du hall, pendant que les sténos et les secrétaires, interrompant leurs allées et venues, restaient là, attirées par l'altercation et le ton qui montait. Un capitaine fut alerté. Il portait beau, ventripotent, et affichait des décorations impressionnantes ; il examina à son tour la fameuse convocation.

- Ah! c'est vous le sergent de la Légion qui a perdu une jambe ? Je suis au courant. C'est bien, mon ami, vous êtes un brave. On va s'occuper de vous. Ce sera parfait. Vous serez chef des plantons de l'Etat-Major .

Satisfait, après une tape amicale sur l'épaule , il rentra, l'air suffisant, dans un des bureaux d'où parvenait le tapotement glacé des machines à écrire. Ricardou resta muet, dans l'attitude crispée des hommes en déquilibre. Puis on entendit sa voix sourde :

- Chef des plantons, moi, de la Légion, bon Dieu bon Dieu! Mais ils sont fous ici !

Et il recommença d'agiter sa canne, en moulinets si violents que l'adjudant se réfugia derrière sa table, puis décrochant le téléphone, appela du renfort. L'avantageux capitaine reparut :

- Voyons, mon garçon, qu'est-ce qui ne va pas ?

- Ce qui ne va pas ? Planton! Chef des plantons ! Ici, dans cet aquarium, avec ces glaces, ces ascenseurs, ces... il désignait les secrétaires, du bout de sa canne... ces demoiselles! Moi, Ricardou, de la Légion, treizième demi-brigade. Bon Dieu de bon Dieu! Chef des plantons !

Il ne put aller plus loin. Les moulinets reprirent de plus belle. Poilu, hirsute, basané, il restait là, scandalisé, planté sur sa jambe et son pilon :

- Bon Dieu de bon Dieu...

- Mais vous avez été blessé, vous avez perdu une jambe, vous avez fait votre devoir, reçu des récompenses... très méritées. Vous avez un rôle à jouer ici, avec votre prestige. Et le général a pensé. ..

- Le général a pensé! Planton! Fous, y sont tous fous! Planton !

La canne tournait toujours. La gueule de l'homme était tendue par un rictus; visage sombre coupé de favoris, front bas, piqueté de poils, sourcils énormes. Deux petits yeux noirs, très vifs et très brillants, fixaient le gros capitaine suffisant, qui ne comprenant rien à la rage de ce légionnaire à qui on offrait un poste de tout repos.

- Le général! Vous êtes un drôle d' << individu >>. De Gaulle, celui qui a dit: Non, qui nous a fait dire : Non, à nous aussi. Le général a pensé. ..moi, huit ans de Légion, sergent-chef Ricardou toujours au baroud, le désert, Narvick, re-désert, pendant huit ans ! Mériter ça ? Planton dans cet aquarium. Pas possible : le général n'a jamais pensé ça !

Et la rage le reprit comme une quinte de toux qu'on ne peut apaiser. Le capitaine s'échappa et quatre à quatre, monta l'escalier qui entourait la cage de l'ascenseur pendant que le tapage continuait. Il alla chez le chef d'Etat-Major qui n'était pas là. Il frappa ensuite à la porte du chef de cabinet et entra. Gaston Palewski, assis à son bureau, leva des yeux interrogatifs .

- C'est urgent, mon colonel. Palewski était colonel d'aviation pendant la campagne d'Abyssinie. Il y a en bas un énergumène de la Légion, un unijambiste ...

- Et alors ?

- Mon colonel, cet homme fait un raffut de tous les diables. Il a été rapatrié du Moyen-Orient. En sortant de l'hôpital, il était disponible comme sergent-chef, avec la Libération, une grande croix de guerre, etc. Je l'ai convoqué pour l'affecter comme chef des plantons à l'Etat-Major, nous avons besoin de quelqu'un d'un peu reluisant...

- Oui ?

- Eh bien, c'est affreux, il bouleverse tout, il brandit sa canne, tout le monde est affolé, on m'a appelé, il est intenable. Il faut faire quelque chose, mon colonel.

- Mais que veut-il ?

- Pour l'instant, il tempête et refuse d'être planton, mon colonel, mais s'il reste en bas, mon secrétariat va être saccage.

- Faites-le monter, nous allons voir cela.

Le capitaine fit ouf. Palewski se remit au travail. On frappa de nouveau à la porte. Le sergent avait ôté son képi, qu'il tenait de la main gauche, et dévisageait d'un air soupçonneux ce civil qui venait à lui dans ce grand bureau, ancien salon aux dorures écaillées et aux immenses fenêtres avec des papiers crantés, collés en croix sur les carreaux.

- Alors, mon ami, vous arrivez d'Afrique ?

- Oui, m'sieur.

- Par le sud ?

- Oui, par le sud.

- Et votre jambe ? Libye ?

- Oui, Libye.

- Moi, j'étais en Abyssinie; et vous ?

- Oui, à Kéren. C'était bien, Kéren. un bon baroud.

- Oui, c'était bien l'Abyssinie ; moi j' étais aviateur .

- Ah, l' aviation !

- Voyons, qu' est-ce qui ne va pas ?

- Ça va bien, très bien; j' ai un pilon, et on me fabrique une jambe, chez les Anglais, artificielle. Ce qui ne va pas, m'sieur, c'est ça... De sa canne :il désignait la convocation que le capitaine tenait à la main. Planton, moi Ricardou, de la Légion! C'est pas possible, m'sieur. D'abord, c'est pas vrai, le général n'a pas voulu ça!

Un temps.

-Vous avez raison, le général m'a parlé de vous. Il aime les bons baroudeurs, le général, mais il n'est pas ici actuellement, il est en Ecosse... Palewski improvisait :

-Que voulez-vous faire, mon ami ?

-Ce que je veux faire ? Tout ce qu'on voudra; c'est pas à moi de commander, bon Dieu! Tout ce qu'on voudra, m'sieur; mais la guerre. Et surtout pas planton! Jamais !

-La guerre, mon bon ami, mais c'est impossible. Votre jambe ?

- Ma jambe ? Ça ne compte pas, m'sieur. Y a des tas de places, à la guerre, où les individus n'ont pas besoin de leurs deux jambes.

- Mais, où ? Ici ? C'est impossible.

- Impossible, la guerre ? Et la marine ? L'aviation ?

- Et votre jambe ? L'examen médical ! Les Anglais! Ils ne voudront pas de vous. Dans l'aviation il faut être spécialiste, c'est difficile.

- Spécialiste ? Mais les mitrailleuses, les Hotchkiss, les Lewis, vous pensez! ta-ta-ta-ta-ta. Et sa canne se mit à pointer. Ça me connaît, les mitrailleuses! En une seconde, son visage se détendit, les sourcils noirs se séparèrent, il souriait presque.

- C'est la guerre, m'sieur. Si on m'a ramené en bateau par l'Afrique du Sud, moi Ricardou, de la Légion, c'était quand même pas pour être planton à Londres. Il faut bien que je serve à quelque chose, ou alors on n'avait qu'à me laisser là-bas, dans mon désert. Palewski réfléchissait. Il demanda South Kensington au téléphone.

- Allo, c'est vous l'Air ? Donnez-moi le général Valin... Allo, ici Palewski, bonjour, comment allez -vous ? Dites-moi, mon général, il s'agit d'une affaire délicate. Un légionnaire. Oui, un sergent-chef qui a perdu sa jambe avec Koenig. Il veut absolument faire quelque chose ici, dans l'aviation. Croyez-vous que ce soit possible ?.. L'examen médical ? Evidemment ce sera difficile. Mais le général voudrait qu'on fasse quelque chose... Vous pensez ? Merci, mon général, .je vous l'envoie. Essayons. Tenez-moi au courant, s'il vous plaît. Au revoir, mon général.

Le capitaine souriait. Ricardou était immobile, méfiant.

- C'est vrai, alors ? Les mitrailleuses, l'aviation ? Faudrait pas me blaguer, m'sieur .

La pointe de la canne s'agitait de nouveau.

- Nous allons essayer, vous avez entendu. Le général Valin va demander aux Anglais. Bonne chance, mon ami, tout ira bien.

Le sergent parti, le bruit du pilon dans le couloir s'éteignant graduellement, le capitaine et le chef de cabinet se laissèrent tomber chacun dans un fauteuil. L'Etat-Major français de l'aviation à Londres était à Kensington, dans un bâtiment de l'Institut français. Caractéristique de l'aviation, un remuant et sympathique désordre y régnait. Les habitués connaissaient les jeunes Auxiliaires Féminines de l'air de planton à l'entrée. Seuls, les non-initiés devaient remplir les fiches d'introduction. Bref, Ricardou dut attendre, remplir une fiche, puis une autre, on lui posa des questions, le temps passa et, naturellement, la canne se remit à tourner. Mais Ricardou avait maintenant un nouvel atout dans son jeu : un nom, celui du général de l'aviation: Valin, qu'il répétait inlassablement. Haussant des épaules incrédules, une jeune blonde téléphona à la secrétaire du général. Surprise, elle dut introduire le sergent en kaki et képi blanc.

Ce fut le chef de cabinet, un vieil aviateur, qui le reçut. Il ne le garda pas longtemps. Ricardou avait son idée fixe, la porte du général Valin s'ouvrit bientôt sur lui. Et les capitonnages ne purent étouffer les éclats de voix. L'officier de liaison britannique fut appelé. On parlementa. Coup de téléphone à Palewski. L'Anglais refusa d'abord, puis haussa les épaules, réfléchit, le corps médical ferait cesser cette situation ridicule; il rédigea le bon de visite. Après tout, pensait-il, les " King's Regulations " n'avaient pas prévu le cas et n'exigeaient pas spécialement des soldats à deux pattes; aux médecins de se débrouiller .

Il était 4 heures de l'après-midi. L'affaire avait commencé le matin à 9 heures. Le soir, Ricardou avait son livret matricule dans la Free French Air Force, ses tickets d'habillement, et un ordre de mission pour Camberley.

Il avait trois jours pour s'y rendre, c'était la règle. Il y fut le lendemain. Mais sa légende l'avait devancé. A Camberley, il était déjà le " légionnaire à la jambe de bois " ; il n'eut plus à faire des moulinets avec sa canne.

Le " Papa Charles ", le commandant de l'aviation du camp, avait reçu des instructions; elles étaient simples: surtout ne pas contrarier le légionnaire aviateur; il veut entrer dans le bombardement comme mitrailleur; parfait, on verra ça plus tard. Pour l'instant, il faut passer la visite que les Anglais ont autorisée. Ça règlera la question.

- Le commandant Charles vous appelle.

-Lequel ?

- L'aviateur .

C'était commode! Il v avait deux commandants au camp français de Camberley, l'un pour l'armée de terre, l'autre pour l'aviation, et tous les deux s'appelaient Charles. Le nôtre était surnommé << Scarface >>. C'était un petit homme épais et trapu, qui se donnait des airs de dur à cuire, et dont la joue droite avait été tranchée par une balle, lorsqu'une rafale, en 1917 , l'avait pris en enfilade sur son Caudron.

En juin 40, il était arrivé l'un des premiers en Angleterre avec des élèves de l'Ecole de l' Air où il était mobilisé. Depuis, il était la mère poule des aviateurs en attente de poste fixe :

- Arrivé de France, évadé par l'Espagne : à Camberley, chez le commandant Charles !

- Retour du Moyen-Orient, après deux ans de campagne; chez le commandant Charles !

- En attente entre deux affectations, ou rentrant de permission; à Camberley, chez le commandant Charles !

Il les connaissait tous, ses aviateurs, les adorait; les cajolait, les engueulait tour à tour, suivant son humeur, véritable M. Loyal de ce Barnum aéronautique.

Ce jour-là, il était de bon poil et l'allure joviale. Il me tira l'oreille :

- Mon vieux Somsom, savez-vous quelle est la dernière de l'Etat-Major de Londres ? Je vous le donne en mille... Ils m'envoient un gars comme je n'en ai encore jamais vu. J'en ai pourtant réceptionné, depuis plus de deux ans; des aviateurs ou des soi-disant tels! J'ai reçu des aventuriers, une bonne douzaine de bagnards, des escrocs et autres, des politiciens, des ecclésiastiques. Mais cette fois-ci, ils ont trouvé mieux! Ils veulent que je fasse un aviateur d'un gars avec une jambe de bois !

D'hilarité, le papa Charles se tapait sur les cuisses, sa pipe coincée dans sa balafre; il ricanait et continu, rejeté en arrière, les mains dans les poches :

- Cà m'a d'ailleurs l'air d'un un numero, ce gazier- là. Il les a tous engueulés à Londres, oui, tous. Figurez-vous qu'il était affecté comme planton à Carlton Gardens, à l'Etat-Major du Grand Charles ; mais il a fait tant d'histoires qu'ils l'ont envoyé à Valin, lequel me l'expédie en vitesse, bien entendu. Le plus fort c'est que Skepper ( L'agent de liaison en chef des Britanniques auprès de l'Aviation française en Grande-Bretagne ) lui a signé son bon de visite médicale de la R. A. F. C'est idiot parce qu'ils vont le refuser, et je vais avoir ce type-là sur le dos, avec sa jambe de bois, pendant toute la guerre. Vous voyez ça d'ici! Voilà, mon vieux; c'est pourquoi je vous ai fait appeler. Vous aussi vous passez la visite dans quelques jours, mercredi ?

- Oui, mercredi.

- Bon. Dans ce cas, je vous confie le gars en question. Il n'est pas commode. Il faudra éviter les esclandres quand ils nous le renverront. Mais baste, vous êtes un vieux renard, vous vous arrangerez bien pour limiter les dégâts! D'ailleurs, venez voir l'oiseau.

Et dans la baraque voisine, celle du secrétariat, je fis la connaissance du sergent-chef Ricardou.

Le mercredi suivant, à Londres, le bus nous déposa près de l'immeuble médical de la RAF. Nous étions une douzaine de Français. Au troisième étage, l'odeur âcre des vestiaires nous prit tout de suite à la gorge. Nous étions convoqués les derniers et l'usine à vérifier les machines humaines fonctionnait déjà. Il y avait là une soixantaine de corps, roses ou blancs, passant dans les couloirs, une fiche à la main. Dans les salles voisines, on les voyait pivoter , faire des flexions ou souffler dans des ballonnets, sous l' œil d'une douzaine de W.. A. A. F. blondes, impeccables dans leur uniforme, impassibles et mécanisées dans leurs attitudes.

L'entrée de nos douze carcasses dans le cycle giratoire de ces mâles dénudés, virant et virevoltant, ne produisit aucun effet. Mais à ce moment, et en arrière de notre groupe, surgit un phénomène très différent des autres; et l' œil des vierges en uniforme s'anima d'une brusque confusion. C'était un corps noir, poilu de la tête aux pieds, sans rémission, sauf à de très rares endroits, le haut des épaules, les coudes, l' arrondi des fesses où se distinguait un semblant de peau brune et basanée

Ce n'était pas tout, il sautillait sur une jambe, son moignon de cuisse tressaillant chaque fois; et les bras écartés pour garder l' équilibre, il se tenait aux murs comme une grande araignée hirsute. II y eut un remous dans le bel ordre impassible des W. A. A. F. L'une d'elles, une gradée probablement, s'approcha et lui demanda ce qu'il faisait là. Pour toute réponse, il tendit son papier sur lequel, irréfutable, s'étalait la signature de l' officier de liaison l'autorisant à passer la visite.

Le rythme des opérations se poursuivit. Les contrôles principaux étaient déjà terminés. Celui de la vue eut lieu sans difficultés, et le groupe compact des Français passa dans un couloir, pour la dernière opération. Une W. A. A. F. se tenait à un bout; une seconde, à l' autre extrémité, près du patient, pour vérifier s'il entendait et répétait une phrase prononcée à voix basse par la première.

C'était l'examen que je craignais le plus, malgré mon expérience de la question, et je l'avais déjà éludé plusieurs fois auparavant. J'étais, je suis plutôt, un peu sourd... suffisamment pour être refusé par un examinateur sévère. Mais ma technique était bien au point. Le plus souvent, je débitais rapidement et d'un air assuré une phrase se rapportant vaguement un mot dont j'avais perçu la consonance. Cela m'avait en général réussi. Ou alors j'expliquais tranquillement à l'examinateur qu'il ne parlait pas assez fort, ce qui marchait aussi quelquefois et le faisait sourire. Cette fois, je m'exprimais en français, expliquant que je ne pouvais répéter ce que je ne comprenais pas. Mais j'avais affaire à une fille impavide, inébranlable, à la voix plus faible qu'un souffle, et que toutes mes tentatives d'intimidation laissèrent indifférente. Je me retrouvai dans une grande salle silencieuse, pleine d'instruments barbares et de plusieurs sortes de montres posées sur une table. Un médecin de la R. A. F ., qui semblait à court de travail, s'intéressa vivement à mon cas.

J'en étais, assis sur une chaise et les yeux bandés, à tenter de percevoir, à force de concentration, le tic-tac d'une montre qu'il rapprochait de mon oreille, lorsque la porte s'ouvrit brusquement, et une tempête d'imprécations fracassa notre double recueillement. Levant mon bandeau, j'aperçus notre monstre velu, hors de lui, invectivant la même W. A. A. F. qui, sans autre forme de procès, le poussait doucement dans la salle. Le dialogue qui suivit, était difficile à saisir; chacun parlait pour soi et dans sa langue: le docteur d'une part, Ricardou de l'autre :

-Sourd, moi ? Ricardou, de la Légion, sourd ? Pourquoi pas aveugle pendant qu'ils y sont !

Le fait était pourtant là. Il était sourd, tout au moins pour la Royal Air Force; et après qu'il eut échoué à l'épreuve de la montre, on me prit à témoin. On le mit dans un fauteuil, le médecin inspecta ses oreilles avec les instruments d'usage ; puis, poussant une exclamation d'étonnement, empoigna une pince , ou un crochet, et sortit de chaque oreille un bouchon bizarre, peu agréable à voir, et qui témoignait de l'antiquité du dernier curage.

Sur quoi, hilare, montrant du doigt la montre la plus proche, Ricardou ponctua :

- Tic-tac, tic-tac, c'est formidable, bon Dieu de bon Dieu! Tic-tac, tic-tac !

Quand nous eûmes fini de nous rhabiller, les autres étaient déjà partis et la grande salle centrale était vide. Le médecin-chef semblait nous attendre. Il parlait correctement le français :

- Vous êtes un peu sourd, vous le savez ?

- Oui, sir.

- Depuis longtemps ?

- Depuis 1940.

- Accident ?

- Oui, d'avion.

- Pourquoi voulez-vous voler ?

- Je suis venu pour cela.

- Vous avez bien vingt-huit ans ?

Je m ' abstins de répondre et répétai :

- Je suis venu pour voler .

- Vous vous appelez Sommer ? Connaissez-vous le Sommer de l'automobile ?

- C'est mon frère.

- Ah, c'est un grand ami à moi.

Il se présenta: << Major... >>, j'ai oublié son nom; puis il fixa Ricardou :

- Quant à celui-ci, que vient-il faire ici ?

- Il veut voler, sir .

-Voler aussi ?

Vous êtes drôles, vous autres Français! Vous avez ici des centaines de grands garçons jeunes et sains, et vous nous envoyez des hommes de vingt-huit ans, à cheveux blancs, ou d'autres comme celui-ci, et il fixait le pilon sur lequel le sergent était campé.

- Nous sommes venus pour cela, sir. ..Certains ont mis des années pour arriver ici .

- Je comprends. Puisque vous y tenez, allons-y, bon pour le service aérien, sauf pour la radio; pour le reste ça ira. Quant à lui... Il désigna Ricardou, haussa les épaules et hocha la tête... C'est l'affaire de la R. A. F. Son cas n'est pas prévu dans mon règle-ment.

Et il me tendit les deux certificats.

-Good Iuck, et bonjour à Raymond quand vous le reverrez !

Ce fut un jour faste! Nous rentrâmes tous deux très tard, ce soir-là, à Camberley.

A Camberley, on crut à une trêve. Maintenant que le voici bon pour le service aérien, pensait-on, on va pouvoir respirer. Le papa Charles lui-même espérait bien avoir quelques jours de répit. Deux jours après la visite médicale, il était assiégé. L'officier de liaison anglais lui-même était atteint dans son flegme. Il ne pouvait plus sortir de son bureau, du mess, ou d'une salle d'instruction sans rencontrer la sombre silhouette dont la canne commençait à tourner, dès qu'il était question d'atermoyer, de patienter .

De guerre lasse, huit jours plus tard, on remit à Ricardou une convocation pour un aérodrome de bombardiers où, suivant l'avis du major, des spécialistes jugeraient s'il était apte à occuper dans un avion la place de mitrailleur .

Une telle rapidité était insolite dans les annales de l'aviation française en Angleterre.

J'avais trop bien réussi la première fois pour ne pas me voir confier la mission d'accompagner notre homme à son nouvel examen; j'en fus assez content, car le phénomène me passionnait déjà.

L'affaire se passa très vite. Nous arrivames dans une Peugeot, conduite par une A.F.A., sur un terrain au nord de Londres, à deux heures de route de Camberley. Il me fut impossible de sortir de Ricardou trois mots durant le trajet. Ses sourcils étaient froncés ; il se tenait à deux mains à la carrosserie.

Sur le terrain, nous attendaient trois officiers britanniques, plus un instructeur canadien. On nous dirigea vers un Wellington, un vieil appareil d'entraînement dont les petites bombes, peintes sur le fuselage, témoignaient qu'il avait honorablement tenu son rôle, avant d'être mis à la retraite .

Là, se tint un conciliabule, les Anglais voulant savoir pourquoi les Free French menaient un tel tapage autour de cet homme physiquement diminué, alors qu'ils en avaient tant d'autres en pleine santé attendant leur tour .

Pendant ce temps, Ricardou s'était approché de l'avion, dont la tourelle arrière était à hauteur d'homme. Il se baissa, lâcha sa canne, passa le haut de son corps dans l'orifice, fit un appel des bras et disparut. Cinq secondes plus tard, les quatre mitrailleuses jumelées pivotèrent, cherchant un peu leur direction, puis braquèrent sur notre groupe leurs quatre petites gueules noires de mauvais augure. L'affaire ne traîna pas. L'instructeur courut à l'appareil, fit descendre cet énergumène, et quelques instants plus tard, nous repartions avec, cette fois, en poche, l'accord du " Bomber Command " pour l'envoi, dans une école de perfectionnement de mitrailleurs, du sergent-chef Ricardou de la Free French Air Force.

En rentrant du cours, il revint avec sa jambe artificielle, qui était terminée, et dont il était très fier . II la faisait mouvoir de temps à autre, pour bien montrer qu'elle était artificielle, et tapait dessus à petits coups de canne en souriant :

- Au moins, elle obéit, celle-là.

Et il la regardait avec attendrissement.

Le printemps de 1943 finissait, la guerre aérienne était de plus en plus active. Le << Lorraine >> y participait, la plupart du temps en vol rasant pour des attaques courtes et incisives; et les pertes étaient souvent très lourdes. Lorsque je venais faire un tour à Camberley, Ricardou ne manquait jamais d'aborder ce sujet, en tapant de sa canne sur le sol :

-Ça vient, ça vient, mon lieutenant! Pas trop tôt, ça va bientôt barder!

C'est à cette époque-là qu'il choisit son équipage : c'était la règle. Les << mariages >>, suivant le terme consacré, se faisaient librement. Il attaqua le problème dans le plus pur style Ricardou. Après quatre ou cinq jours d'attente, il entra, à grands coups de jambe artificielle, dans le bureau de << Scarface >>, la mine souriante, et lui dit :

- Mon commandant, je ne vous ai pas ennuyé depuis mon retour, mais j'ai appris qu'à Londres, à l'Etat-Major, il y a un individu qui s'occupe des mariages. II me faut un pilote à moi; alors, si vous n'y voyez pas d'inconvénient...

Le Papa Charles n'y voyait aucun inconvénient et le lendemain, notre homme pénétrait dans le même Etat-Major de l'Air, à Londres, où on le fit moins attendre que la première fois. Ricardou alla vite en besogne. Il expliqua au jeune aspirant chargé des affectations d'équipages, que si les Anglais avaient accepté sa visite médicale, si le major l'avait reconnu bon pour le service aérien et les examinateurs de la R. A. F. capable d'être mitrailleur, ce n'était pas pour rester là à attendre indéfiniment, lui Ricardou... de la Légion... de la 13e demi-brigade, etc. ..

Pris de court et impressionné, Durand regarda sur la liste: le premier équipage à entrer en action était celui du sergent Pierre, un des premiers pilotes formés en pays allié avec les évadés de France de I940, et qui terminait son entraînement en O. T. U. Sans dire un mot, Ricardou, s'en alla.

Le lendemain, il était à Finmere, à deux cents kilomètres au nord, se présentait au pilote, à l'observateur et au radio. Il rentrait le soir avec leur accord, il était affecté ; le mitrailleur précédemment prévu avait accepté de céder sa place. Tout était en ordre. .

On n'a jamais su au juste comment il s'y était pris.

C'est au mois de septembre 1943 que l'équipage des sergents arriva à Hartford Bridge. Il y avait une bonne distance entre les baraquements et l'aérodrome. On accédait à ce dernier par une petite route tortueuse, entre des cottages, et une grimpette finale menait au plateau où se trouvait l'emplacement du << Lorraine >>, marqué par le drapeau français.

Tous les matins à 8 heures, avait lieu l'envoi des couleurs, suivi de l'appel des sous-officiers. Cette règle était plus théorique que réelle, car au grand dam de l'officier de service, les jeunes sergents réussissaient à s'y soustraire avec une adresse remarquable, ou arrivaient ridiculement en retard. Chacun d'ailleurs en avait pris son parti. Cela constituait l'un des privilèges de l'aviation par rapport aux autres armes ; et l'appel des sous-officiers, le matin, n'avait plus qu'un principe protocolaire, lorsqu'arriva Ricardou. Le lendemain, à 8 heures moins une, il déboucha sur le plateau, alla se camper devant le drapeau tricolore, salua, et attendit.

L'adjudant arriva dix minutes plus tard, suivi de quelques bougres plus matinaux que les autres et qui, désoeuvrés, venaient là pour commencer la journée. C'est ainsi que les sous-officiers du groupe " Lorraine " firent la connaissance du sergent-chef Ricardou. Il les invectiva tous, braquant alternativement sa canne sur le drapeau et sur sa garde squelettique, expliquant qu'un drapeau ça se respectait, et que chacun devait le salut à l'envoi des couleurs. On eut beau mettre des gants pour le calmer et lui faire entendre que l'aviation, c'était un peu spécial, il n'en démordit pas.

Par la suite, gravissant le petit chemin de sa démarche cahotante, il vint saluer son drapeau, sur le terre-plein désert, tous les matins où il ne volait pas.

C'était la dure époque des bombardements à basse altitude. Chaque fois, trois ou quatre équipages manquaient à l'appel ou étaient mis hors de service. Ce fut le moment des défaillances nerveuses et de l'usure rapide des hommes les meilleurs.

Lors de leur premier vol de guerre, tout le << Lorraine >> assista au départ des quatre sergents. On vit Ricardou enlever sa jambe, faire un appel des bras et s'engouffrer par la trappe dans le ventre du Boston.

En l'air , il avait une manie: ses mitrailleuses. Il fallait toute l'énergie des chefs de patrouille et de son commandant d'avion, le sergent Pierre, pour éviter que, rafale sur rafale, il ne vidât ses réserves avant le moment décisif. Il fallait aussi toute la respectueuse persuasion des autres mitrailleurs, pour qu'il n'oubliât pas que les chasseurs étaient plus souvent amis qu'ennemis, car il les visait tous avec une obstination farouche. On le sentait presque désolé. Ce fut au Mesnil-Allard qu'il put donner sa mesure de mitrailleur .

Il y eut ce jour-là beaucoup de travail avec les défenses de la côte, et l'objectif: les rampes de lancement de bombes volantes, était terriblement défendu par la flak. Il y eut aussi quelques chasseurs boches. En rentrant, Ricardou était déchaîné et n'avait plus la moindre munition.

Un jour, il vint me trouver et je compris dès ses premiers mots qu'il avait une requête à me faire. Il m'expliqua, la pointe de sa canne dessinant de petits hiéroglyphes sur le sol, que quelque chose n'allait pas. Voilà : en 40, il était allé en Norvège, avait fait la campagne de Narvick et, à son retour, avait été décoré de la Croix de Guerre Norvégienne par le roi Haakon. Or, dans la pénible retraite de Libye, il avait tout perdu: bagages, jambe et croix. Puisque j'étais un << individu >> qui avait des lettres, pouvais-je écrire ou intervenir auprès de l'Etat-Major norvgégien pour qu'on lui en remît une nouvelle ?

Quinze jours plus tard, la médaille arriva et il la porta sur son uniforme, toute grande, pendant plusieurs Jours. Petit à petit, vol après vol, il devint un mitrailleur chevronné, distinguant les avions les uns des autres, observant les points de chute, participant aux observations, soignant toujours ses mitrailleuses avec un dévouement maternel, et se battant comme un forcené dès que les chasseurs tentaient d'approcher la formation.

Au Mesnil-Allard, leur avion avait été sérieusement malmené. Lors de la course de vitesse que l'entreprise Todt livrait aux bombardiers du Two Croup, en réparant les rampes de lancement, les camouflant et les changeant de place, ils avaient récolté des horions et plusieurs fois, leur appareil était rentré en mauvais état.

Une fois, Pierre avait posé son avion avec un moteur stoppé, touché par un obus, et on avait eu peur sur le terrain, lors de l'atterrissage. Mais, tout se passa bien et voyant notre émotion, après être descendu de son poste et avoir réajusté sa jambe, Ricardou haussa les épaules. Pour lui, un moteur ou deux, c'était vraiment sans grande importance. Un avion, une << machine >>, comme il disait, << c'était fait pour décoller et pour atterrir, pour obéir, quoi >> !

Un jour, venant de l'Etat-Major, arriva un état de propositions d'avancement, à remplir d'urgence et sur lequel Ricardou était déjà porté d'avance,. comme par crainte qu'on ne l'oubliât. Il était proposé comme adjudant, et le colonel le fit entrer dans son. bureau pour l'aviser que Londres y tenait beaucoup et que ce n'était plus qu'une affaire de jours. Le résultat fut effarant. D'un seul coup, en une seconde, le Ricardou des mauvais jours ressuscita :

- Moi, Ricardou, de la Légion, huit ans de baroud, me nommer adjudant, surveillant, garde-chiourme ! Moi, l'homme de la treizième demi-brigade! Une insulte !

Et la canne se remit à tourner, pendant que le jeune colonel imberbe, se demandait ce qui avait pu provoquer un tel courroux.

C'était pourtant simple. Sergent-chef il était venu, sergent-chef il voulait rester .

En avril 44, ils allèrent en Hollande, contre les repaires de sous-marins et les vedettes lance-torpilles; puis, en mai, au moment de la grande bataille aériéenne, la limite fatidique des trente missions arriva pour eux.

Lors de leur dernier vol, on vint sur la piste les regarder décoller. L'équipage des quatre sergents était maintenant une << personnalité >> au << Lorraine >> ; et puis, chaque fois qu'un vieil équipage accomplissait son dernier vol de guerre, c'était un peu du passé qui s'effilochait.

Chose surprenante; Ricardou sauta dans l'habitacle arrière avec sa jambe, alors que d 'habitude il l'enlevait pour voler. On la vit un moment dépasser du trou, jusqu'à ce que sa trogne hirsute apparût derrière les mitrailleuses de la tourelle qu'il installait. Ils allaient loin en France bombarder un aérodrome, quelque part, vers Chartres ou Etampes, et le vol était prévu pour durer trois bonnes heures. Il était presque midi lorsque la formation, bien groupée, en boîtes de six, passa à la verticale du terrain. En bas, on la regardait avec une petite pointe d'émotion, car l'avion de tête, celui de la " Elue Box ", était le " P ", celui de l'équipage des sergents. Pierre avait accompli de tels progrès, son calme, sa force tranquille lui avaient si bien permis de s'affirmer à plusieurs reprises qu'il était parvenu à franchir petit à petit les échelons du commandement aérien.

Il avait un bon observateur, Cornement, un peu contracté au début, mais qui par la suite s'était parfaitement adapté, qui bombardait avec précision, et dont les ordres à la radio étaient clairs et précis. Tout cela, et peut-être aussi un autre facteur , la présence du légionnaire, avaient fait que pour leur dernier vol, ils avaient reçu le commandement général de la formation. Cela s'était décidé en secret la veille. Allegret en avait parlé au colonel, et l'affaire avait été réglée en principe. J'avais été consulté, le problème le plus délicat était celui de Cornement, car la navigation générale de la formation avait une grande importance.

L'avis avait été favorable et, pour leur trentième mission de guerre, le dernier avant la mise au repos, ils allaient vers la France, à la tête de vingt-quatre bombardiers. Après le déjeuner hâtivement expédié, on remonta vers la grande piste par petits paquets, les uns à pied par des raccourcis rocailleux, les autres à bicyclette, les derniers enfin -les huiles -dans la voiture du groupe, un grand << box body >> où l'on pouvait entasser une dizaine de garçons recroquevillés les uns sur les autres.

Ce jour-là, comme chaque fois qu'une grosse partie du groupe était en vol de guerre, chacun portait en soi l'énervement, la crispation de savoir une cinquantaine des siens dans le ciel ennemi; tension doublée cette fois par l'inconnue des leaders du vol, dont c'était la première et la dernière mission à la tête d'une formation importante. Au bout de deux heures quarante, la tour de contrôle donna des nouvelles. Jeannette accourut pour annoncer que tout semblait aller bien. Le leader avait transmis son indicatif et << accroché >> la base . C'est donc qu'il se trouvait sur la voie du retour. Comme chaque fois, la première boîte apparut en direction de Farnborough, venant du sud; petits points aplatis qui, lentement, grossirent et devinrent d'authentiques Bostons.

- Six, dit Allegret.

- Six, répondit Gorri, six, pour la première boîte. Ils étaient de retour .

- Six aussi pour la seconde boîte. Six pour les autres. Le compte y est! Ouf encore pour aujourd'hui !

Les appareils ventrus se suivaient, arrivaient sur le petit runway de ciment; chacun se dirigeait vers sa place circulaire où les mécaniciens faisaient le gestes rituels pour les guider. Les freins crissaient à travers le flonflon des moteurs, et l'observateur à l'avant était bien visible dans sa cage de verre. Il avait relevé son casque, griffonnait quelque chose sur sa feuille de vol, et chacun le regardait, sachant qu'il allait faire le geste classique pour signaler quelques secondes à l'avance le résultat du vol :

le pouce vers le bas: mauvais ,

le pouce vers le haut: OK, bon.

Le geste n'eut pas lieu, il n'était pas nécessaire: le sourire du garçon, la face hilare de Pierre le pilote, placé plus haut et qu'on apercevait à peine. proclamaient assez que tout allait bien.

Gatissou s'écria :

-Tu vois, Trois-Pièces, fallait pas te faire de mousse! y sont devenus des cracks, tes petits sergents!

Tiré par un des deux moteurs qui monta de ton l'avion pivota sur lui-même pour faire face à l'aire centrale: le fuselage bascula légèrement sur l'avant, et les moteurs s'étouffèrent en ploufs assourdis. A l'intérieur de la carlingue, on entendit un remue-ménage; la trappe avant s'abaissa ; Cornement descendit sans s'occuper de personne; il gesticula, appela Pierre qui se dressa sur son siège, son parachute dans le dos, passa sur l'aile et sauta à terre. Tous deux s'esclaffant allèrent alors à l'arrière, d'où le radio descendait riant aussi aux éclats.

Tous les trois appelèrent Ricardou. On vit apparaître une jambe -une seule -puis le corps, et enfin la tête hirsute, barrée d'un grand sourire. Les autres le prirent sous les bras, le portèrent en triomphe, essayant d'expliquer et de se faire comprendre, difficilement, tant ils riaient.

Ricardou n'avait plus sa jambe... En plein bombardement du terrain allemand, au milieu des gros flocons noirs qui cherchaient l'avion, au-dessus des chasseurs boches qui décollaient, Ricardou, pour son dernier vol, en guise d'adieu, l'avait jetée sur les hommes de Hitler .

SUITE

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