Extrait de << Les sans culottes de l'air >> Du Général Valin et de François Sommer ( page 2)

Le 6 juin 1944, l'aube se leva sur le plateau d'Hartford Bridge, à travers le crachin et les nuées poussées par un vent de tempête. Lorsque douze avions du groupe rentrèrent, deux par deux, de leur mission de dépôt de fumée devant les plages de débarquement, et alors que des milliers d'avions sillonnaient le ciel bas et grisâtre, tout le monde comprit qu'une nouvelle ère de travail et de dures batailles allait s'ouvrir pour le groupe << Lorraine >>.

Après deux jours d'inaction, dus à l'effroyable mauvais temps qui régnait sur toute la région du débarquement, la série des vols reprit de plus belle, avec des objectifs nouveaux, cette fois, et dans l'enthousiasme de l'attaque finale. Mais la tâche était dure. Après huit jours de cette bataille permanente, où s'égrenaient les équipages sur la grande piste d'envol, au fur et à mesure que passaient les heures du jour- et de la nuit, le colonel -notre bébé colonel -lui aussi bien fatigué, dut envoyer un SOS. à Londres pour obtenir du renfort.

La liste arriva le lendemain: les équipages allaient venir aussitôt, la plupart étant disponibles. En première place, bien détachée, figuraient deux anciens équipages: celui d'un ancien commandant d'escadrille, Langer père, et l' équipe des sergents: Pierre, Cornement, Mara, Ricardou.

La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Les renforts arrivent , Langer père, Pierre et Ricardou sont là

Avec cet homme, on ne s'étonnait plus de rien ; les mécaniciens, lorsqu'ils rencontraient un sergent navigant à qui ils voulaient jouer un bon tour, faisaient en manière de plaisanterie tourner une canne imaginaire au-dessus de sa tête: " Ça va barder! " Le lendemain, dans le bureau des escadrilles, les équipages arrivés en renfort se tenaient là pour leur affectation. Le vieux mercenaire était un peu en retrait, toujours campé sur sa canne; il souriait, et ses yeux noirs parlaient pour tous ceux qui étaient là. De retour au bercail, reprenant leurs anciennes habitudes, ils volèrent de jour, ils volèrent de nuit. Quelquefois même, lorsque le Two Group était exigeant, lorsque Rommel réagissait, ils volèrent la nuit et le jour .

Ils en arrivèrent à leur quarante-septième puis quarante-huitième sortie. Après cinquante, il leur faudrait, définitivement cette fois, penser au repos.

Le 4 août, les nouvelles se précisèrent. On apprit que des quantités énormes de troupes et de matériel allemands se trouvaient encerclées entre Falaise et Mortain, que le commandement était décidé à frapper un grand coup, pour bloquer les chars et les empêcher de repasser la Seine. C'était la poche de Falaise. De nouveau, le Two Group fut alerté et se prépara à lancer, durant la nuit, ce qu 'il lui restait de moyens, après le dur travail des dernières journées sur les ponts de la Seine, qu'il avait reçu l'ordre de couper à tout prix.

Dans le bureau du colonel, il y eut des conciliabules téléphoniques avec Londres; puis arriva une grande voiture noire, battant fanion français et conduite par une A FA peinturlurée et maquillée comme une entraîneuse: des uniformes étoilés et galonnés en descendirent.

A 6 heures, le << battle order >> fut affiché: douze équipages voleront de nuit en << intruder >>, entre 11 heures du soir et 2 heures du matin, chacun décalé d'un quart d'heure... Dans la lueur falote de la grande baraque du groupe, on distinguait, sur des bouts de table ou même assis par terre, les observateurs qui traçaient leur route de la nuit. Je trouvai Hennecart, qui travaillait avec application, et je le taquinai :

- Qu'est-ce que ça peut bien te foutre, de tirer des traits sur ta carte, puisque tu as déjà été vingt fois dans .ce coin-là ?

- Tu penses! Le grand patron vole avec nous; oui, le petit père Valin. Il est venu de Londres pour ça. ..Ça sent la fin. Alors, dis, tu me vois pas entrant de travers, du côté d'Honfleur, et allant me faire assaisonner par la D. C. A. des plages. La flak boche me suffit.

Gorri arriva, accompagné du général Valin déjà à moitié équipé et qui, ce soir, allait voler comme mitrailleur arrière, à plat ventre dans la carlingue, la tête et le haut du corps plongeant par le trou béant de la tourelle. I

ls décollèrent les premiers, aux environs de 11 heures; la lune n'était pas encore levée. Puis ce fut le tour de Barberon, de Navarre, de Pierre et des autres, de quart d'heure en quart d'heure. Avant le départ, Allegret avait parlé aux pilotes de l'escadrille, pendant que je disais un mot aux observateurs. Nous leur répétions toujours les mêmes recommandations, qui les assommaient et dont ils n'avaient cure.

-Ne décollez pas avant d'avoir cent miles au badin, disait le pilote. Si vous êtes tirés, restez en dessous de cinquante mètres ou au-dessus de cinq cents; surtout ne passez pas dans la zone intermédiaire, répétait l'observateur .

Ricardou vint rejoindre ses compagnons. Il les regardait avec étonnement noter, écrire, tirer des tracés sur des cartes, inscrire des indicatifs. Cela, comme toujours, le faisait sourire :

- Drôle de guerre pour ces gens-là, estimait-il.

Vers 1 heure, tous les équipages étaient en l'air et on attendait le retour du premier dans trente minutes. C'était le colon. Il arriva un peu en avance, annonça son indicatif à la tour de contrôle, et se posa entre les feux follets de la grande piste.

Encore habillés, la << mae-west >> autour du corps, ils arrivèrent dans la grande salle où Jeannette et ses acolytes avaient déjà installé sur la table de torture leurs documents, leurs fiches d'interrogations, pour extirper ce qu'on désirait savoir de chaque membre d'équipage, après le vol. Gorri enleva son casque. Hennecart demanda l'heure exacte et le général-mitrailleur les questionna:

- Qu'en pensez-vous ? D'habitude, est-ce comme cela ?

- Nous avons été beaucoup tirés. C'est fou ce qu'il y a de D. C. A. dans la poche.

L'équipage Navarre arriva à son tour, quelque vingt minutes après. Ils étaient pâles, car ils s'étaient trouvés bien mal embarqués pendant un bon moment. Eux aussi avaient rencontré un barrage effarant, comme ils n'en avaient jamais vu.

On pointa les horaires des autres; il n 'y avait pas encore de mal, mais Barberon était en retard sur son plan de vol, Houriez aussi, et Pierre.

Le téléphone sonna: c'était le FIying Control qui donnait des nouvelles.

Barberon rentrait avec un moteur stoppé. Il était en ce moment en contact radio avec la base, et Langer père, le Français de service à la tour de contrôle, lui parlait et le ramenait par homing.

Tout le monde sortit dans la nuit et se dirigea sur le bord de la piste, pendant que la voiture rouge d'incendie se tenait prête, moteur ronflant. Il mit du temps à venir, apparut avec ses petits feux verts et rouges et prit sa piste de loin. On voyait les feux de position inclinés de travers comme sur un bateau donnant de la bande.

L'avion sauta le petit bois de sapins, se présenta, réduisit son moteur, remit deux ou trois petits coups pour s'allonger, se posa sans histoire et stoppa à l' extrémité de la piste. On courut les chercher au bout du terrain; ils étaient contents d'en avoir fini, depuis plus d'une heure qu'ils luttaient contre le feu et se traînaient au-dessus de l'eau avec un avion aux trois quarts désemparé.

- Une flak terrible... un mur, c'est tout ce qu'ils arrivaient à dire.

On attendit... Fortin rentra avec le << P >> ; ils étaient contractés tous les quatre. Même version quant à l'accueil au-dessus de la poche, mêmes trous d'obus de 25 dans le fuselage et à travers les plans du Boston.

L'autonomie des appareils ne dépassait pas quatre heures, aux conditions de vol de cette nuit-là, et trois équipages étaient en l'air depuis trois heures quarante cinq. La tour n'annonçait rien. On n'osait pas lui téléphoner. Quatre heures depuis le décollage! Silence dans la petite salle; les paroles sont inutiles. Quatre heures dix. Le colonel sort et s'en va à la Tour de Contrôle, accompagné d ' Allegret. ..Rien. On téléphone à l'Air Sea Rescue... Rien. Restent deux espoirs : Maidstone, le grand terrain de secours, et les petits terrains de chasse sur la côte normande, dont un est déjà équipé pour recevoir les bombardiers en détresse.

Il est maintenant 3 h 20 du matin. Quatre équipages sont au delà de leur autonomie de vol. Langer arrive de la tour. Il a téléphoné à Maidstone: rien. 4 h 30 : ce ne sont plus quatre avions manquants, mais cinq. Un silence lourd règne toujours dans la petite salle.

Dehors, une barre claire commence à pointer à l'est: il va faire jour . On finit par descendre au mess prendre quelque chose de chaud. Les Français sont rassemblés autour d'une grande table; ils sont seuls ou à peu près. Heldé arrive et se jette sur une tasse de thé. Il vient de la salle d'opérations qui est en pleine alerte et interroge toutes les bases. Rien. Il apporte la liste. exacte des équipages manquants. Chacun pense à l'un d'eux. Quelqu'un prononce un nom : Ricardou.

Il est 5 heures, il fait jour; on se sépare, il faut aller s'étendre un peu. Ça n'avance à rien de rester là, à tourner les mêmes idées dans sa tête. Nous entrons sans bruit dans notre hutte; Gatissou est déjà éveillé :

- Mais, mes gaziers, il est 5 heures et demie, qu'est-ce que vous foutez ?

- Il y a de la casse là-haut.

- De la casse ?

- Cinq équipages.

- M... alors! Qui ?

- Chez nous, de la première, il y a Pierre et Houriez.

- Pierre ? Houriez ? Mais alors, c'est Ricardou ?

Et il ajoute :

- Père Somsom, je cours là-haut, je prends ton vélo.

Il faisait chaud déjà, et il y avait un beau soleil lorsque Gatissou revint :

- On en a retrouvé un qui s'est avachi sur le terrain de secours de Normandie, sans mal. Et vous ne m'aviez pas dit que Barberon avait failli cramer . Quelle nuit !

Mais le << Lorraine >> continuait. Il envoyait deux boîtes de six avions le matin, une l'après-midi et la nuit suivante; nous partions avec notre vieux << C >> attaquer les Panzers derrière le front, en même temps que cinq autres avions. Au retour, à notre dispersal, nous retrouvâmes Gatissou et lui posâmes immédiatement la question brûlante :

- Et pour ceux d'hier ?

- Pour hier ? Rien.

Quatre jours plus tard, flous fûmes de nouveau sur les dents, avec ces sacrés derniers Panzers qui étaient toujours sur la brèche; malgré les rockets d'Ezanno et de ses Typhoons, malgré nos bombes et celles des Mosquitos, ils se présentaient sur les rives de la Seine et prétendaient la passer. Le Two Group reprit ses crises d'hystérie, c'était important -very important -comme chaque fois d'ailleurs que le Two Group demandait quelque chose. Ce que le Two Group voulait, c'étaient trente-six Bostons à 13 h. 42 sur l'objectif, des Mitchells dix minutes avant, des Marauders dix minutes apres.

On y alla malgré une vilaine flak. Il y avait là deux mille véhicules rassemblés les uns contre les autres. Ce fut soigné!

Au retour, notre avion se posa le premier, comme c'était la règle; et pendant que Trois-Pièces étouffait ses moteurs, Gatissou montrait déjà à ses hommes les trous que le << C >> avait dans le corps, et que les gars devaient réparer pour le lendemain matin à 5 heures. Le groupy, le chef de la Base, s'approcha de moi pendant que, d'un geste peu élégant, je me pinçais les narines pour me décoller les tympans.

- Good? .

- Yes sir, good.

- Many tanks destroyed ?

- Yes, l think, a very great fire.

Corri, Soufflet, Heldé étaient là, calmes, affaire d 'habitude peut-être, et ils souriaient. Ce fut à moi d'interroger :

- Alors ?

- Bonne nouvelle, père Somsom, dit Gorri, Pierre est vivant! Il va revenir .

- Pierre est vivant, répéta Trois-Pièces. Mon meilleur pilote, mon escadrille !

- Et Ricardou ?

- Pierre est vivant, il revient, c'est tout ce qu'on sait .

 

Vint alors la Libération de Paris. On l'escomptait, elle fut annoncée. Leclerc entrait, on se battait, les Allemands capitulaient; puis ce fut démenti. On se battait de nouveau et nous étions là, à piétiner sur notre sacré terrain d'Hartford Bridge, avec des avions sous la main qui faisaient cinq cents à l'heure. Une petite heure pour aller voir si c'était vrai que Paris était libre, intact, et nous restions comme des idiots à écouter la radio pendant des heures, à courir au mess pour nous arracher le Times qui était fort vague, et à tourner en rond dans l'ignorance !

Enfin, Paris fut définitivement libéré. Paris était intact. Leclerc y était. De Gaulle arrivait! Il y eut Notre-Dame. C'était fini !

- Somsom, viens vite... Pierre est là!

C'était Allegret. Oui, Pierre était bien là. Il est assis sur une chaise, près du bureau du colonel. Pâle, vouté, souffrant encore des reins. II raconte lentement par phrases entrecoupées:

<< Ils étaient passés sur les Panzers, ils en avaient repéré un groupe de cinq ou six dans un petit chemin creux, et avaient amorcé un nouveau passage pour les bombarder... Alors était montée vers eux cette gerbe lumineuse qui éclairait tout le ciel. C'était comme une offrande multicolore et meurtrière. Ils avaient ouvert les lance-bombes, commencé à bombarder; mais, au même instant, il y eut un choc, puis un autre, un moteur s'arrêta dans des convulsions, une flamme jaillit, ratés à l'autre moteur, déséquilibre,. plus rien dans le manche, du mou, de nouveau un peu de gouvernes, le sol venait, une masse sombre, un bois, il annonça dans l'intercom : Attention! On y va! Il arrondit. Ploum, déchirement, tressauts, plus rien... Il revint à lui, se reprit lentement, se parla à lui-même, appela les autres. Rien. Il voulut descendre, mais il était attaché par ses sangles. II se détacha, essaya d'enjamber la carlingue. Il avait du mal, il était lourd, il glissa à terre. .. Il appela. Rien. Il alla à l'avant. Il faisait sombre. L'avion n'était plus le même; il était bas, trapu, écrasé, et il y avait des arbres, des petits arbres arrachés, devant, sur les côtés, partout. Il entendit un gémissement. C'était Cornement. II arracha les plexiglass déchirés et chercha dans l'intérieur éventré. Cornement vivait, il avait gémi. II le prit dans ses bras, l'attira vers lui, l'appelant, lui parlant comme il aurait fait à un petit enfant. Cornement lui aussi était maintenu par ses sangles, Pierre tira sur la poignée.

- Enlève-moi, ça va cramer .

- Non, c'est fini, ça ne cramera plus.

II le tira de la carlingue avec une peine infinie. Il souffrait lui aussi. L'avion était presque hors du petit bois; au delà, il y avait une prairie avec des pommiers; il le traîna jusque-là : les jambes étaient brisées. Le blessé était presque dans le coma. Il le prit sous les bras, l'installa assis contre un pommier, lui passa la main sur le front et lui parla tout doucement. C'est à ce moment qu'il entendit les Allemands. Ils arrivaient par petits groupes. Ils n'avaient pas repéré l'avion, mais ils savaient qu'il était là. Pierre entendait le bruit de la bataille au loin, et les appels des Boches, là, tout près. Cornement était assoupi, il gémissait faiblement, adossé à son pommier . Pierre revint à l'avion, il appela, alla vers l'arrière. Rien. Les cris gutturaux se rapprochaient, il fit quel-ques mètres, s'écarta sur la droite, passa entre deux groupes sombres qui surgissaient, se cacha dans un buisson, puis il entendit des coups de fusil. Il parvint à une ferme, d'où on le chassa, puis à une autre, où il fut soigné et caché. Le lendemain, il partit vers le sud, tournant le dos à la canonnade. On le cacha de nouveau dans une autre ferme. Les Américains arrivèrent. II se fit connaître. Il rejoignit une base, envoya un message et rentra au bercail avec des convois. >>

Il est là, assis sur une chaise, près du bureau du colonel. Personne n'ose lui poser la question qui pourtant est sur toutes les lèvres: et Ricardou ?

<< II ne sait rien: l'avion était là, écrasé. II a appelé, il a traîné Cornement jusqu'au pommier. Il était épuisé, il est revenu à la masse de tôles tordues, et de nouveau a appelé. Rien. Puis les Allemands sont arrivés. II ne sait rien, il est là... c'est tout... >>

Pour nous aussi, c'est tout. ..

Une semaine plus tard, le message officiel est arrivé. L'avion a été retrouvé par les services d'identification.

A côté, se trouve un petit tertre surmonté d'une croix.

Sur cette croix, on lit :

Un nom: Ricardou.

Un grade: sergent-chef.

Un matricule: 21.676.

 

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