Extrait de << Ma vie et mes vols>> de Ernst Udet


Il n 'y a sur tout le front qu'une seule escadre Richthofen.Maintenant, je connais le secret de son succès.
Les autres escadrilles s'installent dans des châteaux ou dans de petites localités à vingt, trente kilomètres à l'arrière du front. Les hommes de Richthofen logent dans des baraques de tôle ondulée que l'on peut démolir et reconstruire en quelques heures. Ils se trouvent rarement à plus de vingt kilomètres des premières lignes. Les autres escadrilles sortent deux ou trois fois par jour, Richthofen et ses gens cinq fois. Les autres cessent leur activité en cas de mauvais temps, ici on vole à peu près par tous les temps.
Mais le plus surprenant à mon sens, c'est la technique des terrains, d'atterrissage avancés. Une invention de Boelcke, le père de l'aviation allemande. Richthofen, son élève le plus doué, l'a reprise à son compte.
A quelques kilomètres à l'arrière du front, souvent même à portée des obus ennemis, nous nous installons en plein champ sur des transatlantiques. Nous attendons, tout équipés à côté de nos appareils prêts à décoller. Dès qu'un ennemi se montre à l'horizon nous prenons l'air. Un appareil, trois ou une escadrille entière.
Le combat terminé, nous redescendons et, de nouveau étendus sur nos chaises longues, nous scrutons le ciel à la longue-vue en quête d'un nouvel adversaire. Les vols de barrage n'existent pas ici, Richthofen n'en est pas partisan.
Il n'admet que les vols de patrouille sur les arrières de l'ennemi. " A monter la garde en l'air, les chasseurs perdent de leur combativité. "
Aussi, nous ne montons que pour nous battre.
Il est dix heures quand je me présente à l'escadre. Dès midi, je fais ma première sortie avec la 11ème escadrille. L ' es-cadre compte trois autres escadrilles la 4, la 6 et la 10. La 11ème est commandée par Richthofen en personne. Il tient à essayer lui-même chaque nouvel arrivant.
Nous sommes cinq pour cette sortie: le capitaine en pointe, derrière lui Just et Gussmann, Scholtz et moi en queue. C'est la première fois que je pilote le Fokker triplan. Nous volons en direction de l'ouest, à cinq cents mètres environ au-dessus des entonnoirs.
Au-dessus d'Albert en ruines, un observateur d'artillerie anglais plane au ras des nuages. Sans doute en train de régler le tir de ses batteries. Nous volons un peu plus bas que lui ; il ne nous a probablement pas remarqués car il continue tranquillement à tourner en cercle.
J'échange un coup d'oeil rapide avec Scholtz, qui approuve. Je me détache de la formation pour foncer sur le Tommy.
Je l'attaque de front. A la manière du requin, je le prends par-dessous et j'ouvre le feu à très courte distance. Son moteur est criblé de balles. Tout de suite il bascule, pour exploser aussitôt après en plein vol. Ses débris en flammes tombent tout près d'Albert.
Une minute plus tard, j' ai rejoint l'escadrille et nous pour- suivons notre course vers les lignes ennemies.
Scholtz me fait de nouveau signe, la mine réjouie, Mais le capitaine a observé l'épisode lui aussi. Ses yeux sont partout, semble-t-il. Il se tourne de mon côté, avec un salut de la tête.
A droite au-dessous de nous, la Chaussée Romaine. Les arbres n'ont pas encore leurs feuilles. Comme à travers une grille, on peut voir des colonnes de troupes en marche. Elles vont vers l' ouest, ce sont des Anglais: Ils battent en retraite devant notre offensive.
Une file de Sopwith-Camels passe au ras des cimes des arbres. Ce sont des monoplaces anglais. Ils doivent être là pour protéger la Chaussée Romaine, l'une des lignes de retraite de l'ennemi.
A peine ai-je le temps de voir la scène que le Fokker rouge de Richthofen plonge en piqué, et nous tous à sa suite.
Les Sopwith-camels s' gaillent comme une nichée de poussins sous l'attaque de l'épervier .Un seul ne peut s' échap-per, celui que Richthofen a pris sous son feu.
Tout se passe si vite qu'on peut à peine parler de combat.
On croit, un instant, que le capitaine va l'éperonner , tant les deux appareils sont proches. Dix mètres tout au plus, à mon avis. Le Sopwith frémit de bout en bout. Il pique du nez, l'essence fuse en panache blanc et c'est une masse de feu et de fumée qui tombe dans un champ, en bordure de la route.
Notre retour s'effectue à cinq cents mètres d'altitude. Il est midi et demi quand nous nous posons. C'est la troisième sortie de Richthofen ce matin-Ià.
A ma descente d'avion, je le trouve déjà sur le terrain. Il vient à moi, un sourire flottant sur ses lèvres minces. " Est-ce que vous les descendez toujours comme cela par l'avant, Udet ? ", demande-t-il. Il y a une certaine note d'admiration dans sa voix. " J'ai déjà eu quelques résultats de cette manière. " J'ai répondu d'un ton aussi détaché que possible.Il sourit à nouveau. " Au fait ", jette-t-il par-dessus l' épaule tout en s'éloignant, " vous pourrez prendre demain le commandement de la 11ème. escadrille. "Je savais déjà qu'il me confierait un jour une escadrille, mais sa manière de m'en faire part me surprend un peu." Eh bien, mon vieux ", me dit Scholtz en me tapant sur : l'épaule, " vous pouvez dire que vous êtes dans la manche du capitaine. "
" Pas du tout mon avis ", ai-je répliqué d'un air bougon. Mais il faut bien le prendre comme il est. Il s'agit seulement de s'habituer à sa manière froide et réaliste de vous témoigner son estime, sans le moindre sentimentalisme.


retour