Extrait de << Le détroit de Messine >> De Johannes STEINHOFF

 

Derniers préparatifs. Le travail s'effectue avant tout sur les avions endommagés, les pleins d'essence et de munitions sont faits. Pendant ce temps, le général donne l'ordre de décoller : " Décollez immédiatement, Steinhoff; les bombardiers ont viré au sud et bombardé le port de Messine. Hâtez-vous si vous voulez encore les rattrapper … "

Je crie " décollage d'alerte-tirez les fusées vertes". Puis viennent les actions avec l'automatisme acquis par de nombreux exercices. Les premiers moteurs se mettent en route. Mes mécaniciens m'ont préparé un avion dans un abri et m'aident à y grimper. Je quitte l'abri en roulant et attends mon peloton d'état-major. Nous roulons; un coup de frein, essais des magnétos, un coup d'oeil en arrière. Le gilet de sauvetage avec son collier de kapok gêne chaque mouvement de la tête, le masque à oxygène oscille sous le menton. Où que je regarde, je vois des nuages de poussière. Straden et Bachmann sont en position. Un signe de la main, qu'ils me renvoient: ils sont prêts pour le décollage.

Je lâche les freins, pousse les gaz à fond et un sentiment de libération m'envahit. C'est la fascination qui s'exerce depuis toujours lorsque l'avion s'ébranle. Les roues quittent le sol, le moteur vibre, emballé par le régime qui monte. Je dois à présent exécuter le plan soigneusement, afin de rassembler plus de cent chasseurs en bon ordre au-dessus de l'aérodrome. La mise en formation doit se faire dans le calme mais vite afin de réduire la consommation au strict nécessaire pour la phase de départ. Je vais me porter vers les quadrimoteurs avec mes escadrilles étagées sur plusieurs niveaux. Je réduis le régime du moteur, je rentre le train et les volets et j'entame une lente montée en contournant l'Erice, afin que les chasseurs puissent se placer aux positions prescrites.

J'établis le contact radio avec le poste de guidage de la chasse : "Adler d'Odyssée I, je vous entends fort et clair. Terminé." Puis j'entends la voix du général dans mes écouteurs: "Les camions de déménagement s'en retournent. Coordonnées 2 Anton 22 Konrad. Prenez le cap zéro-deux-cinq." Je laisse le deuxième groupe se placer derrière moi par un long virage à gauche. Lors de la montée, j'ai entièrement contourné l'Erice et je survole la côte nord de la Sicile à 3 000 m d'altitude. Les avions ont pris la formation de combat derrière et au-dessus de moi. Plus de cent avions se déplacent en formation triangulaire, dos au nord, comme un énorme cerf-volant. C'est le silence radio, jusqu'à ce que m'arrive l'ordre de passer à l'attaque. Seuls les ordres et les informations, quant à la position de l'ennemi, interrompent le grésillement dans les écouteurs. Le général lui-même est au microphone. Sa voix est méconnaissable ; il parle lentement et presque d'une façon absente. Le calme du directeur au sol influence la centaine d'hommes tendus et nerveux devant la perspective du combat proche. Le succès de la mission peut dépendre d'un trafic radio ordonné et discipliné jusqu'à l'ouverture des combats. Mais une telle situation est difficile à maîtriser avec des petits groupes de pilotes qui volent et se battent presque tous les jours ensemble; elle l'est d'autant plus avec une grande formation.

Voici à nouveau la voix du général: "Odyssée, prenez la direction trois-zéro-zéro. Les camions de déménagement sont à 6 000 m, cap à l'ouest." Je réponds: "Viktor-Viktor (compris)."

Lorsque je regarde vers le bas, je peux voir la mer, mais rien d'autre. Je hais le temps que les météorologistes qualifient de couches de haute pression et qui se matérialisent par de fortes formations de brume qui, vues d'en haut, estompent les contours des côtes. Il n'y a bientôt plus de repères visuels pour le vol, car la terre, la mer et le ciel se confondent dans un brouillard bleu sombre. Les yeux cherchent à percer cette ouate et reviennent, au bout de quelques instants, se river aux instruments qui fournissent les seules informations valables quant aux attitudes de vol. Mener une importante formation de chasseurs dans cette soupe est pratiquement impossible. "

- Odyssée, prenez le cap deux-neuf-zéro; altitude cinq mille."

J'effectue la correction de cap en douceur. Lorsque je redresse la tête, je vois derrière moi les silhouettes des avions qui changent de position de façon désordonnée, tout en s'efforçant de garder la formation sans consommation inutile de carburant.

Des bulles d'air montent dans le tube de verre situé à côté de mon genou gauche: le réservoir supplémentaire accroché sous le ventre de mon avion est vide et il ne reste donc qu'une heure à voler !

J'entends à nouveau la voix sereine dans mes écouteurs: "Odyssée, volez au cap deux-huit-zéro. Les camions de déménagement ne sont plus détectés par Freya (station de radar) ; je présume qu'ils se sont mis à voler en rase-mottes."

Mes yeux regardent aussitôt vers le bas et tentent de percer la brume, mais seul un petit bout gris-bleu de mer avec des crètes blanches d'écume est visible entre mon aile et le fuselage.

Nous avons sans doute couvert maintenant la moitié de la distance entre la Sicile et la pointe sud de la Sardaigne. Les avions derrière moi montent et descendent, sans cesse plus nombreux, c'est le signe manifeste que l'inquiétude gagne les pilotes comme s'ils se transmettaient de plus en plus le sentiment d'être abandonnés dans leurs chasseurs monomoteurs.

Je savais que pratiquement toutes les conditions pour sortir victorieux d'un combat aérien nous faisaient défaut et je commençais à espérer que nous manquerions les bombardiers. Je ne veux pas garder ce cap plus de dix minutes et le manque de carburant m'incite à prendre le chemin du retour. Les avions à l'autre extrémité de la formation sont les plus menacés, car ils doivent couvrir une plus grande distance dès que je change le cap, pour garder leur position, et effectuer la manoeuvre en donnant les pleins gaz, consommant ainsi la précieuse réserve de carburant nécessaire pour le combat.

La formation s'est disloquée. La brume est très épaisse à 3000 mètres d'altitude, et lorsque je me retourne, je ne vois que le groupe de Freiberg qui se détache sur le ciel assombri, les autres étant absorbés par le brouillard !

- Écartez-vous, d'Odyssée, écartez-vous !

- Ralentissez, nous consommons trop, nous devons assurer notre retour...

Le trafic radio se déclenche alors comme si le sentiment d'isolement était plus supportable lorsqu'ils communiquent entre eux et peuvent entendre leurs voix. Plusieurs parlent sur un ton très calme, mais il est feint bien sûr. Chacun attend alors avec tension la voix qui informera avoir l'ennemi en vue, l'hypothétique " Attention ! " ou " Les voilà ! ". Tous sont tendus lorsque le clapet de l'émetteur est pressé par quelqu'un et que le grésillement des écouteurs cesse durant quelques secondes avant qu'il ne module une voix :

- Camions de déménagement sous nous. Beaucoup, en dessous, cap ouest !

C'est la voix de Zohler qui résonne dans la radio; dans son jargon caractéristique, il hurle le message de sa découverte comme s'il voulait s'assurer qu'il alerte jusqu'au dernier pilote de la formation. Je regarde la mer en-dessous et je les vois aussi maintenant: l'étendue d'eau est soudain parsemée d'une myriade de points brun clair. Les Forteresses volante ont les surfaces supérieures peintes en jaune sable et leurs silhouettes se détachent finement sur la mer d'un gris argenté. Elles volent presque au ras des vagues et leurs ailes se touchent pratiquement. Je ne les vois que dans la portion qui se trouve entre mon capot-moteur et le bord d'attaque de mon aile, car, au loin, elles sont absorbées par la brume. Pile sur le même cap que mon escadre, elles volent sous nous en direction de l'Afrique. Les escadrilles de neuf, peut-être douze, avions sont espacées entre elles.

Je sais que je n'ai pas le temps de préparer une attaque selon les règles. Je dois passer à l'assaut de cette position défavorable sans la moindre hésitation, que la formation me suive ou non. Donner des ordres par radio est sans utilité maintenant, car les écouteurs sont remplis de rugissements et de cris entre lesquels il n'est guère possible de placer un mot. Je bascule à droite en piquant sur les bombardiers.

- Camions de déménagement. Attention, beaucoup, très bas !

- Je dois faire demi-tour ...

- Gardez la formation, gardez la formation!

2000 m, la vitesse du 109 s'est énormément accrue. Plus je descends, plus les bombardiers semblent se mouvoir vite. Straden, Bachmann et Bernhard m'ont suivi et se maintiennent à leur place. Nous sommes à 1 000 m !

Voilà l'intervalle entre les deux escadrons ennemis. Je dois voler suffisamment bas pour les tirer à leur altitude de vol. Les vagues s'élèvent à quelques mètres sous moi et le contour large de l'avion et des moteurs vient à moi, incroyablement vite. Je me raidis derrière le pare-brise et maintiens mon collimateur éclairé en plein sur l'avion au milieu de la formation. "Tu dois viser l'habitacle de la Forteresse...

Tout se passe exactement comme lors d'un exercice maintes fois répété dans cette ultime et courte phase de l'attaque. Comme si je l'avais déjà fait des centaines de fois, je fais osciller mon Bf 109 à la hauteur du bombardier. Je dois mitrailler l'habitacle scintillant d'une grêle de balles. Les traçantes convergent en arcs vers le gros quadrimoteur et croisent les traces bleues des incendiaires. Le bruit des canons ne fait pas trembler le réticule brillant du collimateur où apparaissent les disques scintillants qui m'obligent à dégager vers le haut, si violemment que l'accélération me tasse dans mon siège. Ma bouche est comme deshydratée, ma salive a un goût amer. L'odeur de la poudre envahir le poste de pilotage. Je constate que je suis seul pendant mon virage; mon peloton d'état-maior s'est évanoui. En regardant vers l'arrière, je vois un geyser d'écume qui marque l'endroit où le bombardier abattu a été englouti par la mer.

Le ciel est rempli de cris. Les appels de détresse et les cris de panique se mêlent aux ordres et aux exclamations des attaquants sur la fréquence radio.

- ...donnez-moi le cap vers Trapani

- je suis seul ...

- Mon carburant s'épuise

- Trapani, veuillez relever ma position...

Freiberg doit avoir poursuivi les bombardiers avec son groupe. J'entends, par bribes, des cris de combat.

- Approche-le, approche-le...

- Largue ton réservoir supplémentaire

- Dégage !

Au même moment, des messages sont émis faisant état du manque de carburant et du besoin de faire demi-tour. Ma jauge me renseigne que j'en ai encore pour 20 minutes à voler. Je monte dans la brume jusqu'à 3 000 m et je vole, seul maintenant, sur le cap calculé qui doit me ramener en vue de l'île. Je commence déjà à réfléchir à ce qui vient de se passer. C'est par pur hasard que nous sommes tombés sur les bombardiers à la dernière minute. Et rien ne figure dans les directives tactiques concernant l'attaque de Boeing qui volent en rase-mottes. Rien, mais rien non plus n'avait favorisé notre attaque. Est-ce que les autres escadrons de la formation avaient eu la moindre possibilité d'attaquer ?

Les bombardiers ont été aspirés par la brume. J'éprouve soudain l'angoisse du vol solitaire au-dessus de la mer. Je prête l'oreille au régime du moteur et je calcule à nouveau le cap et le temps de vol, tout en scrutant le mur gris-bleu où je devrais apercevoir maintenant les contours de l'Erice. Les rugissements à la radio prennent la tournure de l'hystérie. Je prends le mors aux dents et je hurle: "Odyssée 1 à tous, la ferme! Et volez sur le cap un-trois-zéro ! " , Lorsque surgit le cône bleu pâle de l'Erice comme un phare émergeant de la brume, je peux me remettre en formation avec quelques Messerschmitt qui se dirigent vers l'île comme moi. Le calme est revenu et, de temps à autre, un avion demande le gisement pour rentrer à la base.

Les avions qui reviennent tournent autour de l'aérodrome de Trapani en se suivant de près. Je les vois atterrir et rouler vers les abris individuels où ils soulèvent un nuage de poussière lorsqu'ils font demi-tour.

A l'instant où je coupe mon moteur, j'ai la conviction que nous avons subi une défaite. Jusqu'ici, J'avais minimisé ce pressentiment, maintenant j'ai des éléments plus précis qui contredisent mes espoirs: il y a peut être l'une ou l'autre Forteresse qui a été abattue, bien que cela soit peu probable. Rien, dans les conversations radiophoniques ne mentionnait une victoire aérienne et aucun des avions qui se posent après moi ne balance ses ailes selon le rituel de la victoire .

Avant que je ne saute de l'aile de mon Bf 109, Straden vienr me féliciter pour le B-17 que j'avais descendu.

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