Extrait de << La guerre avec une caméra >> de Jerry JOSWICK et Lawrence KEATIN

 

 

 

 

 

 

Au moment où nous atteignîmes la frontière gréco-albanaise, nos cinq groupes s'étaient largement espacés. A cet endroit, nous changions de direction vers le nord-est. Des cumulus se formaient assez bas. Comme nous approchions de la Yougoslavie, nous prîmes de la hauteur pour survoler les montagnes du nord de l'Albanie. Quatre groupes s'élevèrent jusqu'à près de 5000 mètres, mais celui de Killer Kane ne dépassa pas 4 000 mètres, ce qui nous fit traverser des couches d'air agitées de rafales pluvieuses. Et, tandis que les formations d'avions les plus hautes rencontraient des vents favorables qui augmentaient leur vitesse relative, la nôtre voyait la sienne réduite par le mauvais temps, ce qui fit que le 98. prit du retard.

Lorsque les groupes de tête traversèrent le Danube, à Lom-Palanka et entrèrent en Roumanie, ils durent se rassembler de manière plus étroite. Avec la radio, rameuter tout le monde n'eut pas présenté de difficulté, mais nous ne pouvions nous en servir. Les quatre premiers groupes furent donc forcés d'attendre en tournant en rond, à 800 mètres d'altitude, parfaitement visibles du sol et risquant ainsi de compromettre l'élément de surprise que l'on attendait d'une attaque à basse altitude.

Ce ne fut qu'à 2 h 20 de l'après-midi que le 988 Groupe traversa le Danube à son tour et rejoignit les autres. Nous repartîmes tous en avant, et, comme nous étions maintenant descendus à 150 mètres, nous pouvions voir au sol les paysans se livrer à de grandes agitations au passage de cette flotte aérienne. Parfois, des jeunes gens, qui portaient leurs habits du dimanche, s'arrêtaient de danser sur l'herbe pour nous faire des signes des mains. Dans les rues des villages, des vieux sortaient sur le pas des portes. D'autres personnes se rendaient à l'église, ou en revenaient. Dans un chemin de terre, nous vîmes une femme qui, dans sa frayeur, se couvrait la tête de son tablier.

Une fois au-dessus des champs, nos mitrailleurs tirèrent quelques rafales pour essayer leurs armes. Jusque-là, nous n'avions trouvé aucune résistance. Notre avion volait si bas, à un moment, qu'il nous fallut faire une brusque ressource pour éviter une charrette de foin tirée par un cheval. Celui-ci s'emballa. Sur une petite plage au bord d'une rivière, une femme, qui se baignait toute nue, fit un plongeon alors que nous passions au-dessus d'elle à 10 mètres.

Nous arrivâmes à Pitesti, point de repère prévu, et changeâmes de route en direction de Floresti, où devait avoir lieu notre dernier virage avant l'approche de l'objectif.

Il y avait une ligne de chemin de fer qui reliait Floresti à Ploeshti. Une autre voie allait de Turgoviste, non loin de là, jusqu'à Bucarest. Dans le groupe de tête, le jeune sous-lieutenant navigateur avait parfaitement identifié Turgoviste, mais, trompés par la voie du chemin de fer, le général Ent et le colonel Compton déclarèrent que c'était Floresti, et, contre les avis de leur subordonné, s'engagèrent en direction de Bucarest, à moins de 150 kilomètres plus loin. Le 93e Groupe suivait le 376. de si près qu'il fut obligé de faire la même manoeuvre et de virer comme lui, mais l'un des pilotes, rompant le silence de la radio, protesta. Il était malheureusement trop tard : déjà, l'on découvrait les grands immeubles blancs de la capitale roumaine, et les deux groupes défilaient au-dessus de ses faubourgs.

Au 98, pendant ce temps, nous effectuions, avec quelques minutes de retard, le virage qui convenait au-dessus de Floresti, comme, d'ailleurs, les deux autres groupes. A Bucarest, naturellement, les états-majors allemand et roumain entrèrent dans une grande agitation : ils avaient sous les yeux la confirmation de l'alerte qui leur avait été donnée une demi-heure plus tôt. Les sirènes se mirent à hurler. Le personnel des batteries antiaériennes rejoignirent les positions de tir. Par radio et par téléphone, on donna l'alarme à tous les terrains d'aviation de chasse des Balkans, et ceci largement vingt minutes plus tôt que Nos stratèges ne l'avaient prévu. De sorte que, en quelques instants, quatre cents chasseurs furent prêts à décoller, la plupart avec des pilotes allemands ou italiens, et quelques-uns, probablement, de ces roumains " qui en avaient assez de la guerre ".

Se rendant maintenant compte de l'erreur qu'ils avaient faite, Ent et Compton se mirent en devoir de la rectifier . Que pouvaient-ils faire ? Retourner en arrière jusqu'à Floresti, et repartir de là ? Il était trop tard. L'objectil désigné au 376e groupe était une seule raffinerie, la Romana Americana, dont la Standard Oil de New Jersey avait été dépouillée à la déclaration de guerre. Chacun des autres groupes avait comme objectils deux raffineries, mais les stratèges avaient décidé, pour faire montre d'impartialité, de détruire aussi la Romana, bien qu'elle fût propriété américaine.

Compton résolut de rallier Ploeshti directement. Cela aboutit à un vol à travers la zone la plus fortement garnie de D.C.A. et à une recherche vaine de la Romana, laquelle ne reçut pas une seule bombe de la journée.

Le général Ent donna finalement, par radio, à ses avions l'ordre d'attaquer les " objectils secondaires ". En d'autres termes, cela signifiait que les 376 et 93 allaient taper comme ils pourraient sur des cibles de hasard.

En regardant par l'ouverture de la mitrailleuse latérale droite, j'aperçus les tours de cracking et les cheminées des raffineries; je mis aussitôt en marche mes appareils montés sous les ailes du Witch et commençai à utiliser mon Eyemo.

Je vis aussi, pour incroyable que ce fût, une meule de foin s'ouvrir en deux et faire apparaître quatre mitrailleuses en action. D'autres meules, plus loin, au milieu d'autres champs, et jusqu'à des maisons de paysans à toit ouvrant, se transformaient, à mesure que nous les survolions, en fortins d'où partaient à notre adresse des gerbes de balles traçantes. Etant donné la faible hauteur à laquelle nous nous tenions, la précision du tir était extraordinaire, et le Witch encaissait une pluie de projectiles. Le mitrailleur de queue, dans l'intercom :

- Patron! est-ce que je peux tirer?

- Tirez tant que vous voulez! hurla Blyer.

A ce moment, l'avant de l'avion se cabra si violemment que je m'étalai sur le plancher. Redressé aussitôt, j'aperçus, sans y croire, des B-24 passant à toute vitesse en dessous de nous, en direction du sud-ouest. A leur couleur rose, nous reconnûmes que c'étaient ceux du 376. groupe: se pouvait-il qu'ils eussent déjà accompli leur mission sur l'objectif? Non: ils devaient être à la recherche de la raffinerie qui leur avait été désignée. Un sombre pressentiment m'assaillit; il avait dû y avoir une tragique méprise.

Quelques kilomètres à peine avant notre premier objectif, nous nous détournâmes légèrement de notre route pour passer au-dessus de deux longs trains de wagons citernes; tour à tour, le mitrailleur avant, le mitrailleur latéral gauche et le mitrailleur de queue les balayèrent de longues rafales, et nous laissâmes derrière nous un incendie énorme.

Le deuxième bombardier à notre gauche accrocha le sol de son aile, puis de son fuselage, fut embarqué dans une longue glissade sur plusieurs centaines de mètres et disparut dans une immense explosion. Aussitôt, les autres appareils resserrèrent les rangs.

Je me rendis compte, au bout d'un moment, malgré le ronflement de ma caméra, que nous étions sérieusement pris à partie par des quantités de mitrailleuses soigneusement camouflées sur le terrain qui défilait à 10 mètres seulement en dessous de nous. M'approchant d'une ouverture, comme quelqu'un qui jette un coup d'reil sur ce qui se passe dans la rue, je me penchai un peu: notre moteur numéro un ne tournait plus rond. Je sentis mon creur défaillir. Mais le moteur repartit normalement.

Personne d'entre nous, depuis que nous avions passé le Danube, n'avait eu besoin de consulter une carte. Nous avions tous présente à l'esprit la table avec la maquette de Ploeshti qui nous avait été montrée à Bonina. Un grand fleuve, avec deux ponts... des champs... des collines jumelles... de nouveau, des champs tout plats... Tout était là, à sa place, et se déroulait comme un tapis. Et, jusqu'alors, nous n'avions pas encore vu d'artillerie antiaérienne.

Trois groupes volaient maintenant de front. Le 389. se sépara de nous pour filer sur son objectif, et le 98e et le 44. poursuivirent leur route, soixante-dix avions bien serrés et volant en rase-mottes. Alors que nous approchions des raffineries dont nous voyions pointer les bâtiments quelques kilomètres devant nous, je distinguai une vingtaine de ballons de protection qui se balançaient mollement. Il y avait déjà quelques incendies, et une fumée noire et lourde formait écran; mais je reconnus, aux silhouettes de ses cheminées, notre premier objectif, la raffinerie Phrenix-Orion, et, derrière, l'Astra Romana.

Mon film était épuisé, je le remplaçai rapidement par un autre. A ce moment, j'entendis crier un ordre: " Incendiaires! " Et nous lançâmes aussitôt un chargement de plaquettes sur des réservoirs de pétrole et de petites constructions qui touchaient presque, au passage, le dessous de notre fuselage.

Je vis, assez loin de nous, à gauche, un bombardier voler tout droit sur de longs câbles qui retenaient deux ballons. Le premier céda comme s'il avait été tranché par des ciseaux. Mais le deuxième entra en contact avec un moteur extérieur de l'avion. Celui-ci pivota brusquement, tournoya autour du câble et descendit le long de ce dernier comme le long d'un tire-bouchon. Il disparut bientôt, et ne fut plus qu'une boule de feu et de fumée.

Des éclatements mouchetaient maintenant l'air autour de nous: la D.C.A. était entrée en action. Un choc sourd me fit penser que le Witch avait été touché, mais je ne savais pas où. Nous foncions toujours à pleine vitesse.

Je me remis " au balcon ", tandis que la mitrailleuse; à côté de moi, tiraillait comme en plein délire. Certains B-24 avaient presque atteint leurs objectifs; d'autres étaient déjà au-dessus des leurs; ceux qui les avaient dépassés commençaient à s'estomper dans d'épais nuages de fumée. J'en vis un qui fut soulevé par le courant ascendant provenant d'un énorme réservoir en flammes, se cabra et disparut instantanément en petits morceaux. Deux autres allèrent s'abattre dans des champs. Auprès d'un bombardier qui venait de se poser un peu plus loin, un homme d'équipage, debout, agitait sa casquette et nous saluait fraternellement.

Devant nous, un B-24 avait un réservoir d'aile en flammes, mais se maintenait en ligne vers l'objectif. Je vis tomber ses bombes munies de fusées à retardement. Le pilote l'engagea dans un virage, cherchant notoirement un endroit où faire un atterrissage de fortune; il jeta son dévolu sur le lit d'une rivière presque à sec. Ne vit-il pas le pont? Il fit, à la dernière seconde, tout ce qu'il put pour se redresser et le sauter... mais n'y réussit pas.

Notre Witch volait maintenant au milieu d'un grand nombre d'incendies allumés par nos camarades d'une vague précédente. Quelqu'un avait-il envisagé une minute ce que cela pourrait être, à dix mètres de haut ? Certaines bombes, prétendues à retardement, explosaient au simple contact. Nous étions arrivés au moment où il nous fallait larguer nos bombes, mais les remous nous secouaient comme une feuille de papier sur un souffle d'air. Je filmai nos deux pilotes tandis qu'ils se cramponnaient à leurs commandes.

Les réservoirs en feu dégageaient de plus en plus de chaleur. Nous foncions tout droit vers un rideau de flammes haut de 20 mètres. Je m'assurai que mes lunettes étaient bien en place, serrai ma caméra entre mes genoux, fourrai mes mains sous mes aisselles, et baissai la tête. Pendant les quelques secondes que nous mîmes à traverser cet enfer, la cabine fut une véritable fournaise. Notre radio poussa un hurlement. Une fois sortis de ces 200 degrés, nous avions la peau rôtie et les cheveux roussis.

" Bombs away! "

La première bordée fut lâchée. Sans ralentir, le Witch courut à son deuxième objectif, la Romana. Il apparut clairement à ce moment que l'ensemble de l'organisation de nos cinq groupes était totalement désarticulée. Les bombardiers s'entrecroisaient en une véritable mêlée. A droite, à gauche, en avant, nous étions entourés de B-24 qui brûlaient ou s'écrasaient, ou s'évanouissaient dans d'énormes volutes de vapeurs fuligineuses.

Leissring, le mitrailleur de droite essayait, avec des mains tremblantes, d'engager une nouvelle bande de cartouches dans sa mitrailleuse portée au rouge. La paroi du fuselage était percé de trous comme une écumoire. Le pantalon de Leissring était coupé au-dessus du genou, et il ne semblait pas s'apercevoir qu'il perdait son sang abondamment. Derrière nous, Klein faisait un boucan d'enfer avec sa .50, tout en jurant et sacrant.

Il ne restait plus que quelques secondes avant que nous plongions dans les nuages de fumée noire qui enveloppaient l'Astra Romana. Nous n'y voyions plus rien. Nous toussions, à demi asphyxiés, mais continuions à utiliser nos armes: les deux mitrailleuses et la caméra.

-Les cheminées! attention! les cheminées! cria Leissring dans son intercom.

Blyer devait les avoir vues: deux énormes cheminées de briques droit devant nous. Il cabra l'appareil avec une violence invraisemblable; nous montâmes, nous montâmes, moteurs peinant au maximum. Tout en me cramponnant pour rester sur mes pieds, j'eus l'impression extraordinairc que nous grimpions le long de cette sorte de mur de briques.

Ayant sauté l'obstacle, le Witch reprit son vol horizontal. " Bombs away! " Juste au moment où nous lâchions notre deuxième chargement, il y eut, en dessous de nous, une explosion: toute une centrale électrique sautait; par trois fois, nous encaissâmes les ondes de choc. Deux jours plus tard, les bombes à retardement que nous y lançâmes durent achever de pulvériser ce qui pouvait en rester. Nous eûmes ensuite du fil à retordre avec des mitrailleuses postées sur le toit de la gare de Ploeshti. Plus loin, nous rencontrâmes les chasseurs qui nous attendaient; à première vue, le ciel en était plein. Il y avait les Messerschmitt 109, les Heinkel 111, et les Macchi, si rapides. Pendant trois heures, ils nous attaquèrent et s'acharnèrent sur nous. Pendant trois heures, nos mitrailleuses ne cessèrent de tirer que le temps de leur mettre en place une nouvelle bande.

Tout à coup, Klein poussa un cri :

-C'est un biplan, nom de Dieu! C'est vrai. Regardez! Un biplan!

L'ennemi jetait dans le ciel tout ce qui pouvait voler. Même ce biplan militaire d'autrefois, à l'aspect si frêle. Nous le criblâmes de balles, et il commença à sombrer lentement, lentement, prit feu et disparut. Les vues que j'en pris avec ma caméra allaient sûrement avoir l'air d'être tirées d'un vieux film d'avant la guerre.

Quitter la zone de Ploeshti fut une terrible épreuve pour notre bombardier et pour nous-mêmes, mais pourtant moins pénible que pour un grand nombre d'autres. Il y avait des chasseurs partout. Sur un groupe de six appareils, ils nous en abattirent quatre.

L'une des causes de ces pertes fut que bien des pilotes avaient instinctivement repris de l'altitude, alors qu'en rase-mottes l'on courait moins de danger. Quelques chasseurs qui avaient piqué sur des B-24 naviguant à basse altitude, n'avaient pu faire leur ressource assez tôt et s'étaient écrasés au sol. Lorsque leurs camarades les avaient vus, ils avaient renoncé à piquer de la même manière. De telle sorte que les bombardiers qui se tenaient au plus près du sol s'exposaient au feu des armes légères et même à celui des batteries antiaériennes formées à l'attaque des avions volant bas; mais non aux assauts, bien plus dangereux, des ME-I09.

Il y avait naturellement un certain nombre d'appareils qui ne pouvaient voler trop bas à cause des difficultés auxquelles ils avaient à faire face: par exemple, une aile endommagée, ou un, ou parfois deux, moteurs en panne. Ils s'efforçaient alors de prendre de la hauteur pour pouvoir manoeuvrer plus facilement. Le Witch, qui avait un moteur mort et dont la vitesse était très réduite, formait un groupe étroitement serré avec cinq ou six autres. Aujourd'hui, tout le monde était atteint, tout le monde se traînait. Nous volions en formations parfois divagantes, mais nous volions quand même.

Le jour allait prendre fin. Notre itinéraire de retour passait par Berkivitza, Corfou, Tocra et Bengazi. Les avions les plus éclopés essayaient d'atteindre les terrains alliés de Chypre, de Sicile ou de Ma1te. Quand l'opération fut terminée, il y avait des B-24 dans tous les coins de l'Europe méridionale, et même en Turquie.

Lorsque les derniers chasseurs eurent renoncé à nous poursuivre et que nous pûmes respirer de nouveau librement, le colonel Blyer donna l'ordre :

- Délestez l'avion. Tout part. Et n'oubliez pas de vous servir des tournevis.

Tout partit, par-dessus bord: les mitrailleuses, les réservoirs supplémentaires vides, les bouteilles d'oxygène, les appareils de radio, les munitions. Avec un second moteur en difficulté, nous volâmes au ras de la mer, dans une tension nerveuse qui s'accroissait d'heure en heure. Il était 9 heures du soir. Nous progressions avec une lenteur désespérante. Minuit arriva. A une heure moins dix, nous commençâmes à tourner en rond, et lançâmes une fusée pour indiquer que nous avions des blessés.

Blyer posa l'avion délicatement sur la piste, à Bonina. Des masses d'hommes attendaient sur le terrain, comme s'ils étaient restés là depuis notre départ, dix-sept heures et demie plus tôt. Tandis que nos moteurs brûlaient les dernières gouttes d'essence, ces hommes se précipitèrent vers nous. " C'est le Witch! Il en est revenu! " Nous étions neuf, à bord, à en être revenus. Deux portaient des blessures, dont ils devaient se remettre par la suite. Le Witch était dans un triste état, tout criblé de trous, mais il en était revenu.

Des quantités de mains tendues nous aidèrent à descendre. En poussant de grands cris et en riant de joie, notre équipe de mécanos et des quantités d'autres nous portèrent en triomphe. Ce fut un véritable défilé, pas bien gai, naturellement, mais tout vibrant d'amitié, où les hourras remplaçaient les paroles impossibles. Nous nous sentions tous, sans exception, profondément reconnaissants.

Quelques verres de cordial, puis un repas chaud nous permirent d'apaiser nos nerfs. Bien que je ne fîsse pas partie officiellement de l'équipage, je suivis les autres au debriefing. Notre histoire n'était pas belle. L'oreille constamment tendue vers la piste avec l'espoir d'entendre d'autres moteurs, -et il n'y en avait guère -nous répondÎmes aux questions. Pour ce qui était de tel bombardier , ou de tel autre, nous ne pouvions que hocher la tête et dire :

- Il a explosé au-dessus de l'objectif.

- Il s'est écrasé après avoir heurté un câble de ballon.

- Il a brûlé.

Ensuite, je suivis Blyer dans sa tente. Nous nous assÎmes et restâmes là, à fumer. Après un long silence, quelques mots, très peu, furent échangés entre nous.

- Il n'y en a que trois de Blanche-Neige.

- Oui.

De temps en temps, on nous apportait la nouvelle d'un retour de plus. Mais ils étaient rares, et bientôt, ce fut fini. Il yen avait tant qui n'étaient pas là que nous ne pouvions pas y croire. Nous ne pouvions pas imaginer que nous ne verrions plus ces camarades en train de bavarder au mess ou de faire un signe d'adieu en montant à bord.

Nous ne les verrions plus jamais.

La foule d'hommes qui attendait, se serrait et avait froid, mais elle attendit jusqu'à l'aube. Je la vis encore au moment où, ivre de fatigue, je me traînai jusqu'à ma tente en souhaitant d'y trouver un sommeil sans rêves pour oublier tout l'horrible spectacle auquel j'avais assisté.

Quinze photographes d'escadrilles ne revinrent pas de Ploeshti. Toutes les photos que l'on retira de cette mission venaient de six de mes appareils fixés à l'extérieur des bombardiers qui revinrent à la base. J'avais 150 mètres de film, tout ce qui compose aujourd'hui les archives cinématographiques officielles du ministère de la Guerre sur la mission de Ploeshti.

Ce raid avait-il été une réussite?

Ce fut la plus grande catastrophe de toute l'histoire de l'Air Force des Etats-Unis. Je crois savoir, avec beaucoup d'autres, que nous y perdîmes une centaine de bombardiers et un millier d'hommes. Les chiffres officiels sont inférieurs; ils ne font état que de 450 hommes tués ou manquants, 54 blessés, 79 internés en Turquie, environ 200 prisonniers.

Sur les 178 appareils prévus, un ne partit pas; trois s'écrasèrent au décollage ou peu après; onze durent faire demi-tour; il en arriva à Ploeshti 163, dont 54 furent perdus.

Quant aux résultats obtenus sur les raffineries, on les déclara officiellement " satisfaisants ". Bien entendu, celle qui appartenait aux Américains, ainsi que deux ou trois autres, ne subit aucun dommage. Les autres eurent toutes de gros dégâts. On évalua la baisse de production pétrolière à 30 %, mais elle fut entièrement rétablie au bout de deux mois. Il y eut d'autres raids sur Ploeshti, mais cela n'empêcha pas les installations d'alimenter la machine de guerre de l'Axe jusqu'à leur occupation par les Russes vers la fin de la guerre.

Il y eut cinq Médailles d'Honneur du Congrès accordées à l'occasion du raid sur Ploeshti, dont l'une au colonel Kane. Le navigateur J eunot du 376. groupe, qui avait identifié Turgoviste en la voyant, ne reçut naturellement rien, mais le général Ent et le colonel Compton furent décorés de la Distinguished Service Cross, ainsi que d'autres

. Après quelque réflexion, j'obtins la permission d'envoyer par la voie hiérarchique au général Hap Arnold le message suivant:

L'un des plus grands raids de l'histoire de la guerre. Chaque centimètre de ce film devrait être montré en public.

Je reçus d'Arnold une réponse dans laquelle il m'assurait que cela serait fait. Mais cela ne fut jamais fait. J'avais pris part à trente-deux missions.

J'en avais assez, de la guerre, au moins pour un moment. Je pris la permission que l'on m'avait promise, et partis pour les Etats-Unis.

 

Si le sujet vous intéresse voici ma liste bibliographique sur les raids sur Ploesti

Opération Raz de Marée sur les pétroles de Ploesti James DUGAN et Caroll STEWART

La guerre avec une caméra Jerry JOSWICK

Les B24 de la Huitième Air Force Robert DORR

Raz de Marée sur le pétrole Lian BERGMAN dans La guerre aérienne

Consilated B-24 LIBERATOR Mister KIT et Jean Pierre de COCK

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