<< Les ailes noires du porteur de guerre >> de François Nicol

 

 

1958 à Meknès, le Vampire

( Extraits du carnet n° 3 de Nolens )

8 heures du matin (non daté)

C'est un hangar gigantesque qui abrite d'habitude des dizaines de Vampires, mais qui est vide aujourd'hui, débarrassé de ses oiseaux de proie. Un seul est resté, on l'a repoussé dans un coin, à l'écart, où il ne gênera pas. Il est tapi dans l'ombre et les deux obturateurs rouges qui ferment les entrées d'air de son réacteur luisent tels des yeux injectés de sang. Je suis sûr qu'il ne dort pas, malgré son air inoffensif, car je sais ce que cache cette présence insolite.

Le hangar est en temps normal une ruche où s'affairent des mécaniciens qui démontent le ventre même des avions. C'est une véritable usine qui résonne de mille coups, où ces " hommes du devoir " ne semblent jamais se reposer, comme si leur vie était en jeu alors qu'il s'agit de celle des autres, de la nôtre en l'occurrence.

Ont-ils renoncé à leur travail ? Allons-nous survivre sans eux ? Ils sont partis en laissant une marque dans cette cathédrale de silence, une sorte de message : un Vampire. Ils ont tout nettoyé, jusqu'aux taches d'huile qui imprégnaient le sol de ciment et qu'on croyait indélébiles. Ils ont emporté leurs outils et tout le matériel, les échelles métalliques, les palans et les ponts roulants.

Ils ont enlevé les longs supports de bois où ils inscrivaient les numéros des avions qu'ils suivaient à la trace, date d'entrée, de réparation ou de révision, numéro de l'équipe, nom du responsable, date de sortie, etc. On voit l'emplacement des panneaux sur le mur du fond qui est en béton et qui a conservé leur forme.

Qu'il paraît minuscule ce Vampire dans le hangar immense! C'est un avion imaginé par les Anglais, eux qui connaissent les secrets du vent, eux qui ont gagné la bataille d'Angleterre et que nous admirons tant. Curieux avion, le cockpit surmonte directement le réacteur, ce qui donne au pilote l'impression de voler sur un énorme chalumeau ou de chevaucher un dragon.

C'est un avion à deux queues, ce qui le rend très reconnaissable en vol. On dit qu'il est bâti de bois habillé de métal ! c'est possible, car on peut s'attendre à tout avec les Anglais. Néanmoins c'est un avion extrêmement maniable. Les Français l'ont adopté dans diverses escadrilles, mais aussi à l'École de chasse de Meknès.

J'étais, non, je suis encore par la pensée dans ce hangar lugubre, en compagnie de quelques camarades élèves - pilotes. Nous avons revêtu la grande tenue de l'armée de l'air avec casquette et gants blancs. Nous sommes huit, debout, alignés au garde-à-vous de part et d'autre du cercueil où repose Jeannot. Il est mort, le doux, l'aimable Jean Galion, tué par le Vampire lors de son premier vol.

Il fait froid dans ce hangar glacé et le coeur me fend. Je ne veux pas pleurer. J'ai conduit mon meilleur ami à la mort, je l'ai accompagné pour son lâcher jusqu'au Vampire qui l'attendait à l'extrémité du parking. Le petit Jean avait peur, je le voyais, je le savais. Nous nous connaissions depuis si longtemps! On s'était rencontrés à Aulnat d'où nous étions partis pour l'École de pilotage de Marrakech. Nous vivions ensemble, nous ne nous quittions plus.

C'est surtout à Marrakech qu'était née notre amitié. Je me souviens du jour où l'on s'est rapprochés. Jeannot était assis à l'ombre du bâtiment rose de la DN (Division d'instruction en vol), situé en face du parking couvert de T6- Texans peints dans leur couleur jaune d'or à la pulpe d'orange. Jeannot avait sur les genoux sa planche à dessiner où il reportait d'un geste vif tout ce qu'il voyait à condition que ce fût intéressant et beau. C'est lui qui m'a donné le goût du dessin, c'est lui qui m'a transmis le virus.

- Que vois-tu ? m'a-t-il demandé.

- Je vois un champ parsemé d'avions extraordinaires qui sont pour moi une promesse de bonheur.

- Ce ne sont pas des aéronefs, m'a-t-il répondu, mais des libellules posées sur des fleurs, peut-être des jonquilles ?

Nous avons peiné à déterminer la couleur du T6- Texan; cela nous a pris des jours ou des semaines. Du jaune d'or mêlé à la terre de Sienne brûlée, nous sommes arrivés au " jaune d'or à la pulpe d'orange ". C'est Jeannot qui a eu cette idée, en mêlant le goût et la couleur au rêve. C'est ainsi que nous avons créé des liens. Nous allions souvent nous promener en ville ou dans la Menara, chacun portant cahiers, crayons et gommes arabiques comme il se doit.

Ici, à Meknès, André nous a rejoint. Tous trois nous avons passé quelques mois ensemble. Ils étaient trois petits élèves - pilotes qui avaient une même ambition : ils désiraient monter très haut dans le ciel, atteindre les sommets. Las, ils ne sont plus que deux aujourd'hui.

C'est moi qui ai tué Jeannot, je l'ai laissé mourir. J'aurais dû l'empêcher de partir, l'inciter à remettre à demain. Je voyais qu'il était mal. Pourquoi n'ai-je rien dit ? Comment ai-je pu l'abandonner ? Je ne pensais pas qu'il allait se tuer, je ne pouvais pas savoir. Je ne voulais pas le peiner, je ne lui ai même pas suggéré de reporter son lâcher, je n'ai pas osé. Je lui ai donné des conseils, puisque j'avais effectué la veille mon premier vol sur le Vampire.

Je lui ai dit en quoi cet avion est dangereux, surprenant au début, particulièrement quand on vient du T33 américain. " Attention lors du décollage: avec quinze degrés de volets d'intrados, le Vampire veut grimper plus qu'il ne faut; ne le laisse pas monter ! Autre chose, quand tu réduiras les gaz, le compte-tours est trompeur; si tu fais un mouvement de même amplitude que sur le T33, tu obtiens un effet trop important, gare au décrochage! (chute consécutive à une perte de vitesse).

Attention également à l'atterrissage : lorsqu'on sort tous les volets pour le freiner, le Vampire cabre très fort et peut t'emmener à la perte de vitesse! Pour le poser, oblige-le à baisser le nez, pousse le manche carrément contre le tableau de bord; le museau par terre, c'est l'unique façon d'être obéi par ce cheval rétif. "

Je ne sais pas si j'ai eu raison de mettre Jeannot en garde, sans doute ai-je ajouté à sa peur. Il ne m'entendait pas; il ne me voyait plus. Il avait cette pâleur des mauvais jours sans forces. Quand il a démarré le réacteur, j'ai croisé les doigts derrière mon dos, je l'ai encouragé du geste pour lui donner confiance. Je ne pouvais pas voler à sa place.

Je l'ai laissé partir alors que je pensais qu'il était en danger. J'avais peur moi aussi, mais ne le montrais pas. Je ne savais pas. La mort rôdait, je le sentais. Non! C'est faux ; mensonge, affabulation, je ne ressentais rien.

J'ai vu Jean Galion s'envoler sur le méchant Vampire. J'ai vu l'avion décoller, monter trop fortement, puis battre de l'aile comme s'il allait décrocher. Enfin je l'ai vu tomber au bout de la piste et exploser.

Il est mort le petit Jean. Il est là dans le cercueil, et moi je suis à son côté, triste et portant le deuil.

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