Les derniers rois de Thulé de Jean Malaurie

 

Les origines des Esquimaux

 

D'où viennent-ils ? Éternel problème des origines que n'a pu manquer de se poser la science moderne. En quelques lignes précisons, après Pualuna et ses récits, ce qu'il en est.

A la suite de quelle migration, les 100 300 Esquimaux qui peuplent aujourd'hui le monde arctique sont-ils venus s'installer sur les littoraux où l'homme blanc les a découverts ? De la Sibérie orientale (Tchoukotka littorale) au Groenland, sur tous les rivages que l'Esquimau a plus ou moins longtemps occupés les fouilles se multiplient. Voici trois quarts de siècle que les archéologues danois, canadiens, américains et soviétiques (notamment en Tchoukotka et en Sibérie du Nord-Est où ils accomplissent une oeuvre considérable) étudient et comparent des morceaux d'armes, des pointes de harpons, des outils, des débris de cuisine; que les philologues s'appliquent à relever les variantes de la langue et que les ethnographes s'attachent aux diverses manifestations techniques de ces tribus. Les données nouvelles rapportées de chaque campagne sont rapprochées, comparées, remises en question. Mais plus avant l'on progresse dans la connaissance de ces siècles reculés, plus ils se révèlent complexes, obscurs et difficilement saisissables.

Une lueur qui réduit à de faux problèmes bien des énigmes : tout récemment, la paléoclimatologie ( l'étude des anciens climats ), la glaciologie, la géomorphologie ont fixé un cadre d'explication à nombre de changements de cette histoire sociale.

Un point est acquis; ce passé arctique en Amérique du Nord est très ancien : 10000 ans, sans l'être autant qu'en Sibérie nord-orientale ( 50000 ans ). Cette civilisation hyperboréenne a sa préhistoire et, de la très vieille culture alaskienne mésolithique du Denbigh, ancienne de 8 000 ans, aux cultures groenlandaises d'Indépendence, Sarqaq, pré-Dorset, Dorset, Thulé ( début de l'ère chrétienne ), aux cultures protohistoriques enfin d'Inussuk. (XIII'-XIX' siècle après J.-C.) et historiques de la découverte ( 1818 à Thulé; 1721 dans le sud du Groenland ), il est désormais possible à l'ethnologue d'étudier sans interruption les changements évolutifs de cette singulière culture esquimaude répartie sur 140 degrés de longitude de la Sibérie orientale au Groenland oriental, et parfaitement adaptée aux conditions du milieu.

Il paraît ainsi établi que ces indigènes nord-groenlandais de Thulé, aux affinités asiatiques, indiennes indiscutables, sont issus d'ethnies dont les foyers se situent en un autre continent. A cet égard, tant au point de vue anthropologique que zoologique, le nord du Groenland ne constitue pas un milieu originel. Ces hommes venus d'ailleurs se seraient fixés sur la côte nord-groenlandaise au moins depuis 4 000 ans, les cultures d'Independence en terre de Peary, au nord-est de Thulé, l'établissent. L'état des fouilles à Thulé ne permet malheureusement pas de l'affirmer en toute certitude: les cultures les plus anciennes mises au jour relèvent des XII' et XIII' siècles. Mais, tel un leitmotiv, la question se pose : d'où viennent-ils ? Du centre de l'Amérique, repoussés par les Indiens ou Eqqillit, leurs ennemis héréditaires ( installés dans les prairies nord-américaines depuis 40 000 ans ), et bien que l'on ait maintenant tendance à considérer qu'ils aient pu être dans un passé, avant l'ère chrétienne, un des éléments constitutifs du peuple esquimau canadien à partir de la culture de Dorset ? D'Asie ? : << C'est probablement quelque part au nord et à l'est du lac Baïkal qu'existent les restes inexplorés des ancêtres immédiats des Esquimaux >>, écrivait en 1942 H.B. Collins. Mais l'archéologue danois H. Larsen, découvreur du gisement esquimau d'Ipiutaq ou Point Hope ( Alaska ), le plus important de l'Arctique ( 600 700 maisons; 550 tombes ), conclut en 1953 qu'il << serait profitable pour les archéologues de tourner leur attention une fois de plus vers le Canada, berceau de l'archéologie esquimaude >>. Cette civilisation resterait ainsi toujours originaire d'un milieu continental dont les Esquimaux Caribou ( Canada -baie d'Hudson ) représenteraient les derniers témoins. La culture des sociétés esquimaudes tournées vers la mer, comme c'est le cas de Thulé, ne serait qu'une culture dérivée -néo-esquimaude -d'une culture antérieure paléo-esquimaude-continentale. Ce n'est que peu à peu que ces indigènes se seraient tournés vers la mer. Dans les revues spécialisées, dans les congrès, les thèses opposées sur les origines du peuple esquimau s'affrontaient depuis des années. La question en était là lorsque Frederica de Laguna intervint : << Faux problème que celui-là ; la culture esquimaude est probablement, écrit-elle, un fait récent dans la fondation duquel sont intervenus de nombreux courants d'Origines diverses et dont aucun n'était originellement esquimau. >>

Tout compte fait, que faut-il donc retenir ? L'ancienneté toujours plus affinnée des civilisations arctiques nord-américaines -8000 ans au moins -invite à s'interroger sur la validité même des notions de préhistoire esquimaude; de l'iceberg de l'histoire boréale, le peuple esquimau est la seule partie émergée. Il constitue comme l'expression spécialisée d'une histoire paléolithique supérieure aux racines profondes, encore très largement inconnue. Sans verser dans un débat ici trop technique, on conviendra seulement que les pré-Esquimaux venus du nord de la Chine, il y a 15000-10000 ans, à la faveur du réchauffement post-Wisconsin 2, se sont constitués dans la région du Baïkal et de la Tchoukotka à partir d'un fonds ancien paléolithique supérieur progressivement adapté au monde du froid et à la conquête des mers glacées, l'unité de culture " arctique " n'étant acquise qu'à la faveur de migrations tardives et répétées, vers l'Est américain et groenlandais, de peuples sibéro-behringiens aux fortes empreintes nord-japonaises et nord-chinoises.

Autre remarque. L'examen des mutations techniques et sociales dans le temps est instructif à divers titres. Il en ressort que la combinaison économique adoptée pour survivre en ce milieu aux ressources limitées a relativement peu varié au cours d'une très longue période. Dans une coupe de khokkenmoddings, les marges de développement d'un niveau, c'est-à-dire d'une culture à une autre, apparaissent très étroites. L'histoire est comme close. L'économie esquimaude étant difficilement perfectible en son cadre, beaucoup en concluront qu'une sérieuse amélioration matérielle nécessite un changement radical des méthodes d'exploitation, des ressources nouvelles : le recours aux pratiques d'élevage du renne domestique, par exemple, comme l'ont assuré les Lapons de Scandinavie, un des rares peuples arctiques, jadis chasseur, qui a été en mesure de pratiquer de lui-même ce radical changement culturel, dès le XIV' siècle. Cette évolution, l'Esquimau s'est refusé à la concevoir ou à l'adopter, même encouragé. Comment donc s'expliquer cette absence de facultés inventives et évolutives ? On en vient à se demander si une extrême spécialisation due à la rigueur du climat, l'isolement géographique jusqu'au milieu du XIX' siècle avec toutes ses conséquences sur le plan historique -sclérose des idées, stagnation technique -n'ont pas en définitive réduit les facultés de renouvellement dont, aux origines, cette société archaique disposait.

On ne manquera pas non plus de considérer, comme l'a fait R. Gessain << que les niveaux les plus anciens sont les plus évolués. Ce sont eux qui présentent le plus haut développement artistique, la plus grande complexité... >>. A une lente régression culturelle accentuée, alors même que des moyens techniques plus importants étaient mis à sa disposition ( fusil, trappe d'acier... ), s'ajoute le recul considérable que ce peuple a subi dans son occupation du sol, et qui se remarque aussi bien dans l'archipel canadien que sur les côtes nord-ouest et nord-est du Groenland. L'observation est encore plus vraie pour la période dite << Petit âge de glace >>, et qui s'étend de 1600 à 1800. Les Esquimaux de Thulé, du Moyen Age à nos jours, ont ainsi, depuis 1800, réduit du tiers leurs territoires de chasse. Ils s'étendaient aux plus fastes époques sur I 200 km de la Terre de.Washington ( côte sud ) jusqu'au cap Seddon, en baie de Melville, les points forts de toujours habités étant Nuarfissuaq, Etah ( Ita ), Pitorarfik, Neqi, Appat, Qaanaaq, Qeqertat, Natsilivik, Nullit, Uummannaq, Cap York, Savigssivikl. La concentration de l'habitat est en partie l'effet des changements climatiquesl avec toutes leurs conséquences zoologiques.

Autre considération: celle de lieu. Thulé, au nom prestigieux, constitue un point géographique très spécifique qui prête à réflexion. Toute une phénoménologie pourrait à son égard être développée et précisée. Des liens intimes relient, on le sait, les structures du sol et les faits humains qu'elles Supportent. L'ensemble, qui s'étend du glacier de Humboldt, au nord, à la baie de Melville, au sud, et tel qu'il s'articule, à l'ouest, par les mers englacées au continent américain, constitue un exemple éminent de lieu majeur où les facteurs naturels sont comme porteurs d'un potentiel historique: Thulé, carrefour de routes et d'idées. Et il faut remonter au passé pour en saisir le sens, pour comprendre la permanence d'un si haut poste. Dès le Dorset, Sarqaq, c'est-à-dire depuis 3 000 ans, Thulé, certainement. a été le seul passage obligatoire entre l' Arctique canadien et le Groenland, dernier territoire à avoir été atteint à l'est par les Esquimaux; et aussi le plus praticable: << Pont >> de Behring, à l'ouest, berceau de la culture esquimaude; << Pont >> de Thulé du Canada au Groenland, et pour tous les groupes humains à tradition hyperboréale. Thulé a bien représenté une des étapes de ce grand souffle d'expansion ayant conduit l'Esquimau, à la poursuite des baleines et des boeufs musqués dès le deuxième millénaire avant notre ère, de l'extrême ouest ( Sibérie, Alaska ) vers l'extrême est ( côte est du Groenland ). De l'extrême Ouest alaskien jusqu'à l'est et au sud-ouest du Groenland, des lignes de flux et de reflux culturel se sont toutes croisées à Thulé. C'est dire la complexité de cette société esquimaude polaire.

Prééminence du lieu: il convient d'y réfléchir. Pour de spécifiques raisons, Thulé est bordé par << l'eau du Nord >>, vaste polynie d'eaux libres aux bouches des grands << détroits >> du Nord-Est canadien: détroits de Lancaster et Jonesl. Cette polynie doit son existence au fait d'être à la triple confluence d'eaux polaires venues de l'océan Glacial Arctique en longeant les côtes canadiennes; d'eaux chaudes, lointain écho du Gulf Stream et longeant, elles, la côte nord-groenlandaise ; d'eaux canadiennes, enfin, issues de la mer de Beaufort par les détroits de Jones et Lancaster. Cette triple rencontre d'eaux, de température, de salinité, de texture, de profondeur différentes, commande le mouvement des glaces et des faunes. Leur mélange est source d'un riche plancton et d'une intense vie poissonnière. C'est expliquer, pour ces eaux, la prédilection des pinnipèdes et du plus puissant de tous les cétacés: la grande baleine. Celle-ci, en des fjords bien définis -fjord Inglefield, au sud de Siorapaluk 2 -s'accouple, se reproduit. Autre conséquence : dans les eaux bordières, le plancton et les petits poissons sont si abondants que les guillemots du sud du Groenland et du golfe québécois de Saint-Laurent viennent en mai-juin, par millions, nous l'avons vu, pour nidifier. Ces oiseaux et leurs réserves permettent au renard d'hiverner à leur détriment; c'est la présence de ces millions de guillemots qui explique la richesse de Thulé en renards. Les phoques et les morses, du fait de ce plancton, sont également très nombreux. Thulé, au 78°, estune oasis climatique et faunistique. Il n'est pas de société animale et humaine plus vivante dans tout l'Arctique, à latitude égale.

Seuil de toutes les grandes migrations esquimaudes ayant peuplé l'ouest et l'est du Groenland, lieu de confluence hydrographique, carrefour et berceau biogéographique, territoire de la tribu la plus septentrionale du monde, Thulé bénéficie d'une autre originalité: celle d'être immédiatement à proximité du Golfe magnétique, du pôle géomagnétique et au centre de l'aire des Aurores.

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