Conscience et imagerie mentale
Nous avons vu que la création d'images d'animaux et de personnes ne pouvait s'être développée à partir des peintures corporelles, par exemple. L'idée qu'une image est un modèle à l'échelle de quelque chose d'autre (d'un cheval, disons) mobilise une série de conventions et d'opérations mentales différentes de celles qui permettent de percevoir le symbolisme social de marques rouges sur la poitrine de quelqu'un. La décoration corporelle n'a pas évolué -n'a pas pu évoluer -pour aboutir à la création d'images. Les historiens de l'art ont beaucoup réfléchi aux moyens par lesquels l'imagerie graphique est comprise dans son rapport avec l'imagerie mentale et les objets du monde extérieur: l'échelle, la perspective et le choix de caractères distinctifs ne sont que quelques exemples des idées qu'ils débattent. Si ces notions aident à expliquer comment les gens aujourd'hui interprètent un ensemble de lignes sur une surface comme une image de quelque chose d'autre, elles ne permettent pas de comprendre comment les humains en sont arrivés pour la première fois à penser que de telles marques pouvaient rappeler à l'esprit un bison, un cheval ou un mammouth laineux. ..si tant est qu'une telle prise de conscience se produisît jamais.
Comme on peut s'y attendre, l'abbé Henri Breuil avait des idées bien arrêtées sur la question des origines de l'art. Tous ses arguments reposaient sur l'affirmation de son caractère inné. Dans le chapitre 2, nous avons relevé certaines des limites de la théorie qui veut que les êtres humains aient en eux une pulsion artistique innée et que cette tournure d'esprit les incite, voire les force, à créer des images. Breuil parlait à ce propos de " tempérament artistique avec son adoration de la Beauté ". Mais il traitait aussi du problème en termes plus pratiques et se demandait comment les hommes avaient pensé la première fois à faire des images figuratives. L'une de ses suggestions était que les images s'étaient développées à partir des masques, mais il n' expliquait pas comment exactement la chose avait pu se produire. Un autre de ses arguments qui a exercé une influence plus durable était que les hommes ont soudain discerné la silhouette d'un cheval, par exemple, dans des marques naturelles sur la paroi d'un abri sous roche. Ils se sont rendu compte alors qu'ils pouvaient faire eux-mêmes ce genre de marques -qui évoquaient non seulement des chevaux, mais aussi d'autres animaux. Breuil mentionnait aussi les " macaronis ", ces arabesques et méandres que les hommes préhistoriques traçaient avec leurs doigts dans la glaise des parois. Dans ces boucles et ces marques apparemment vides de sens, selon Breuil, les hommes avaient cru reconnaître des parties d'animaux et compris qu'ils pouvaient ainsi produire des images. Enfin, à côté des marques naturelles et des " macaronis ", Breuil plaçait les empreintes de mains et avançait qu'elles étaient à l'origine des images figuratives d'animaux, sans préciser comment ni quels étaient les stades intermédiaires.
Ou alors, il y a le raccourci qui ne requiert ni marques préexistantes ni " macaronis " pour expliquer l'origine de la création d'images. Soudain, quelque personne exceptionnellement intelligente a tout simplement inventé l'image. Aussitôt, l'idée s'est répandue et d'autres se sont mis à illustrer des animaux. Les archéologues et spécialistes français de l'art des cavernes Brigitte et Gilles Delluc résument ce point de vue :
Voici environ 30 000 ans, à l'Aurignacien, au début du Paléolithique supérieur, quelqu'un ou quelque groupe dans la région des Eyzies a inventé le dessin, la représentation en deux dimensions sur la pierre plate de ce qui apparaissait dans la nature en trois dimensions .
Toutes ces explications encore populaires et très largement diffusées posent de sérieux problèmes. Premièrement, les données archéologiques donnent à penser que les " macaronis " n'étaient pas les premières marques pariétales; ils ont été faits tout au long du Paléolithique supérieur. Ensuite, les explications sont souvent énoncées au pluriel: " Les hommes ont soudain discerné. .." Mais le sens réel est qu'ici et là, en Europe occidentale, des individus exceptionnellement brillants ( comme en conviennent les Delluc) ont inventé l'imagerie ou découvert une ressemblance entre les marques naturelles ou les " macaronis " et un animal, et en ont ensuite parlé à d'autres. Mais pourquoi un individu examinait-il de si près des marques et des " macaronis " s'il n'avait quelque attente préalable de ce qu'il pourrait y trouver ? Même en admettant l'éventualité d'un regard fortuit, comme quand un Occidental du XX" siècle aperçoit sur un mur une tache d'humidité, il faut convenir qu'on ne peut " remarquer " une image figurative dans une masse de lignes, à moins d'avoir déjà une notion de ce que sont les images. Et une telle notion doit être entretenue socialement; elle ne peut être la propriété exclusive d'un individu.
Il y a de bonnes raisons pour en arriver à cette conclusion. D'ailleurs, Breuil lui-même raconte une anecdote qui va à l'encontre de sa propre explication. Il rapporte que Salomon Reinach, l'auteur qui, le premier, a popularisé l'idée de la magie sympathique, s'était aperçu qu'un officier turc rencontré à Athènes durant ses études était incapable de reconnaître le dessin d'un cheval " parce qu'il ne pouvait en faire le tour ". L'Islam, bien entendu, condamne la réalisation d'images figuratives. L'officier musulman n'en avait pour ainsi dire Jamais vu.
L'anthropologue Anthony Forge a découvert le même genre de chose parmi les Abelam de Nouvelle-Guinée. La production artistique de ce peuple comprenait tout à la fois des sculptures d'esprits en trois dimensions et des peintures aux couleurs vives de ces mêmes esprits en deux dimensions, qui ornaient les constructions rituelles. Alors que le motif en soi est essentiellement le même dans les deux cas, les versions en deux dimensions arrangent les éléments de manière différente. Les bras, par exemple, peuvent être mis juste sous le nez des figures, tandis que les sculptures les ont à l'endroit habituel. Pourquoi les Abelam ne trouvaient-ils pas ces différences étranges ? La réponse à cette question est que les versions en deux ou en trois dimensions ne sont ni les unes ni les autres des représentations: elles ne montrent pas à quoi ressemblent les esprits. Ce sont plutôt des avatars. " En aucune façon, écrit Forge, la peinture n'est une projection à plat de sculpture ou une tentative pour représenter en deux dimensions l'objet tridimensionne. " Les peintures ne sont pas censées " ressembler " à quelque chose dans la nature, ainsi que nous le supposons si aisément.
Du fait de leur compréhension du caractère non figuratif de la peinture, les Abelam éprouvaient des difficultés à " voir " des photographies. Si on leur montrait une photo d'une personne prise de face, ils parvenaient à reconnaître ce qu'ils voyaient, mais si le sujet était photographié en action ou dans une autre pause que le regard fixé sur l'objectif, ils étaient perdus. Parfois, Forge devait entourer d'un trait épais la silhouette d'une personne sur une photographie pour que les Abelam puissent se rappeler qu'ils l'y " voyaient ". Cela ne veut pas dire qu'ils étaient fondamentalement incapables de comprendre des photographies. Il avait suffi de quelques heures à Forge pour I enseigner les conventions des photographies à quelques jeunes garçons abelam, mais jusqu ' à cette leçon, " voir " des photos ne faisait pas partIe de leurs aptitudes. Comme l'ecrit Forge: " Leur vision a été socialisée d'une manière qui rend les photographies particulièrement incompréhensibles. "
" Voir " des images en deux dimensions est donc quelque chose qui s'apprend, ce n'est pas une partie inévitable de l'expérience humaine. Comment, alors, les hommes du Paléolithique supérieur pouvaient-ils " voir " des images dans les circonvolutions de " macaronis " s'ils n'avaient pas déjà une notion de ce genre d'imagerie ?
Malgré cette difficulté ( à mon sens rédhibitoire ), des auteurs ont persisté à essayer de contourner le problème parce qu'ils ne peuvent concevoir d'autres façons dont les humains auraient pu avoir l'idée de peindre des images en deux dimensions sur les parois des grottes. La tentative la plus ingénieuse -et la plus complexe -nous est venue de l'historien de l'art Whitney Davis .
Davis comprend parfaitement le problème fondamental qu'il y a à supposer que, lorsque nous étudions les premières images aurignaciennes, nous avons affaire en fait à des images. Comme l'exprime bien la formule concise de Forge à propos des Abelam : " Nous devons nous garder de présumer qu'ils voient ce que nous voyons et vice-versa. " C'est là le point crucial. Davis, par ailleurs, rejette avec raison l'idée qu'une évolution de la " sensibilité esthétique " ait conduit à la création d'images . Mais il ne trouve pas d'autre solution que (a) de faire comme si les images du Paléolithique supérieur étaient des représentations d'objets de la vie réelle, matérielle, et (b) de partir du principe que la reconnaissance d'images en deux dimensions est apparue de façon inévitable.
Au risque de présenter ses travaux de manière trop simpliste, on pourrait dire que tout en refusant de voir dans les " macaronis " l'origine des images, il assure que les humains faisaient des " marques " au hasard dès le Paléolithique moyen. Mais, au départ, ils ne regardaient pas leurs oeuvres comme si elles représentaient quelque chose d'autre. Si nous pouvons admettre cette idée de griffonnage sans signification, où cela nous mène-t-il ? C'est ici qu'il me semble que la ligne de raisonnement de Davis débouche sur une impasse. Il écrit :
Le fait de marquer continuellement le monde augmentera continuellement la probabilité que les marques soient vues comme des choses. Finalement, des réseaux de marques très complexes -peu importe qu'elles aient été regroupées intentionnellement ou se soient simplement présentées ensemble à la vue entraîneront des interprétations occasionnelles des marques comme des choses très complexes, par exemple les contours fermés d'objets naturels. La réalisation de marques sur des surfaces et toutes sortes d'autres activités, des ornements corporels aux constructions, ajoute potentiellement au monde des marques et des taches de couleurs. En somme, l'émergence de la représentation est la conséquence logique et prévisible de l'élaboration croissante du monde visuel artificiel
Comme l'a fait remarquer James Faris dans un commentaire sur l'argumentation de Davis, l'historien de l'art affirme que la découverte d'images dans des lignes tracées au hasard était inévitable . Avec le temps, les humains devaient nécessairement découvrir la possibilité de créer des images. Davis a substitué l'inévitabilité à l'éventualité. Et Faris mettait le doigt sur un autre point essentiel quand il demandait: " Pourquoi ces images plutôt que, disons, des plantes ou de petits animaux, et pourquoi pas des soleils ou des serpents ou des visages. ..? " En d'autres termes, pourquoi ce vocabulaire motivique particulier de bisons, chevaux, aurochs, mammouths, etc. ? Bien qu'il existe des images pariétales d'hyènes, de chouettes et de poissons, par exemple, elles sont en fait très rares. Il faut donc qu'il y ait eu dans les esprits du Paléolithique supérieur une attente préalable: ils " cherchaient " certaines choses et pas d'autres. Quelle que soit l'explication que nous donnions à l'origine des conventions de représentation, il reste qu'un vocabulaire de motifs devait exister dans les esprits humains avant la création d'images. Les hommes n'ont pas commencé par dessiner toutes sortes de motifs -tout ce qu'un artiste en tant qu'individu pourrait avoir envie de dessiner -pour se concentrer ensuite sur une gamme de motifs limitée. Pourquoi ? L'argument inévitabiliste élude cette question embarrassante.
Enfin, même si tout cela s'était bel et bien produit et si l'un ou l'autre malin avait " inventé " l'imagerie en deux dimensions au Paléolithique supérieur, la société dans son ensemble aurait bien dû avoir quelque raison pour souhaiter qu'il y eût d'autres images et, qui plus est, des images issues du vocabulaire prédéterminé. Il s'ensuit que ces images devaient avoir une valeur préexistante partagée par les membres de la communauté, d'abord pour qu'ils les remarquent et ensuite pour qu'ils veuillent continuer à en produire. C'est-à-dire que des images d'un ensemble d'animaux bien précis doivent avoir eu quelque valeur a priori. C'est l'éternel dilemme de la poule ou de l'oeuf, mais comme nous le verrons, il nous emmène au coeur du problème.
Comment alors les hommes ont-ils inventé des images en deux dimensions ? Il semble que nos tentatives pour répondre à cette question nous aient conduits dans une impasse. Toutefois, la difficulté tient plus à la question elle-même qu'à notre aptitude à y répondre. Elle présuppose un type spécifique de réponse. ..le mauvais type de réponse.
En résumé, les hommes n'ont pas inventé les images en deux dimensions des choses qui se trouvaient dans leur environnement matériel. Au contraire, la notion d'images et le vocabulaire de motifs faisaient partie de leur expérience avant qu'ils ne créent les images de l'art pariétal ou mobilier. Pour expliquer ce point apparemment contradictoire, mais néanmoins crucial selon moi, il nous faut revenir une fois de plus sur le spectre de la conscience humaine et nous demander comment il en est arrivé à prendre la forme qu'il a aujourd'hui et qu'il avait pour les Homo sapiens au début du Paléolithique supérieur.