<< La grande chasse >> de Heinz KNOKE

22 mars 1943. 14 h 24 : alerte! Décollage immédiat. Non de nom! Encore une fois, nous n'aurons pas le temps de charger les bombes. Les Américains arrivent par la mer. Comme toujours, ils se sont groupés dans le carré Dora-Dora, devant Great Yarmouth. Sept minutes après le départ, la tour de contrôle nous rappelle. L'ennemi a fait demi-tour. Mais il peut encore revenir. Je fais immédiatement refaire le plein. Les pilotes restent dans les appareils, ce qui ne va jamais sans quelques protestations. Je les calme en annonçant que nous allons certainement repartir. Pour l'instant, le poste central de contrôle s'efforce à deviner les intentions des Ricains qui changent continuellement de cap.

C'est Peut-être une nouvelle tactique, destinée à tromper notre vigilance. En tout cas, je vais en profiter pour faire charger en vitesse une bombe de deux cent cinquante kilos. A peine les mécaniciens se sont-ils mis au travail que la tour de contrôle ordonne le décollage immédiat. Et la bombe qui n'est pas encore fixée sous mon appareil! Tant pis! J'avertis tous les pilotes que, pour cette mission, l'adjudant Wernecke prendra le commandement. Puis, pendant que l'escadrille s'éloigne, j'explique aux mécaniciens tout ce qui va leur arriver s'ils perdent une seule seconde.

Baignés de sueur, ils s'échinent, sous le ventre de mon zinc. Attaché sur mon siège, je trépigne, l'oeil sur la trotteuse de ma montre. L'escadrille se hâte vers la mer, en prenant de l'altitude. La formation américaine va franchir la côte

- Paré, mon lieutenant !

Lourdement, mon appareil chargé de son sinis-tre fardeau roule vers l'extrémité opposée du terrain. Le poids supplémentaire de la bombe m'oblige à décoller face au vent. Comme je tourne à l'entrée de la piste, mon maudit moulin s'affaisse du côté gauche. Je pousse un juron. Il ne manquait plus que ça : un pneu du train d'atterrissage qui a rendu. l'âme; Je lance une fusée rouge. Là-bas, devant la baraque-atelier de l'escadrille, les mécaniciens ont compris le sens du signal. Une vingtaine d'hommes sautent sur une camionnette, et, à toute allure, se lancent à travers le terrain. Leurs épaules vigoureuses soulèvent le plan gauche. En moins d'une minute, ils ont changé la roue, sans que j'aie eu besoin d'arrêter le moteur.

- Paré. mon lieutenant !

Tout le monde s'écarte. J'ouvre en grand l'ad-mission des gaz. l'appareil commence à rouler. bonté divine, le voilà qui s'affaisse encore, toujours du côté gauche. J'arrive cependant à l'arracher, après avoir parcouru environ deux cents mètres avec un pneu à plat. A la limite du terrain, j'évite de justesse un hangar. Le cap sur la mer, je grimpe au maximum de puissance. Au-dessus de moi, très haut dans le ciel bleu, les filets de condensation des Ricains et de mes camarades dessinent une dentelle mouvante. La grande bagarre est déjà engagée.

Sept mille mètres. La charge inaccoutumée fatigue dangereusement mon coucou dont la vitesse ascensionnelle diminue de plus en plus. En intercalant des paliers toujours plus rapprochés, je parviens, en près de vingt-cinq minutes, à monter jusqu'à neuf mille. Manifestement, mon "Gustave " s'essouffle dans l'air raréfié., Les Américains ont déjà déchargé leurs bombes sur WiIhelmshafen dont les docks sont en flammes. La brise rabat les colonnes de fumée sur le quartier du port. L'ennemi, sur le chemin du retour, se trouve maintenant à la verticale de Héligoland. En sacrifiant un peu d'altitude, je le rattrape vite. Puis, réduisant l'allure, je me place au-dessus de la tête de la formation qui, cette fois, se compose uniquement de forteresses volantes. Pendant plusieurs minutes que les mitrailleurs américains mettent à profit pour m'arroser de leur mieux, je corrige ma visée, laissant retomber tantôt le plan gauche, tantôt celui de droite, afin de vérifier mes coordonnées. Pour une fois que j'ai réussi à emporter une bombe, je veux être sûr de mon coup. Tout de même, ce n'est pas le moment de m'attarder. Mon aile gauche montre déjà deux ou trois déchirures. J'amorce la bombe; contrôle de nouveau ma visée, puis, d'un coup de pouce, j'enfonce le bouton de déclenchement. Soulagé, mon appareil fait un bond en avant. La bombe tombe... tombe encore... Je cabre tout en amorçant un virage pour observer sa chute.

Elle explose exactement au centre d'un groupe de trois forteresses. L'une; la plus rapprochée, perd immédiatement une aile, arrachée par le souffle. Les deux autres, effrayées, dégagent par un piqué à 45 degrés. A une trentaine de kilomètres à l'ouest de Héligoland, la forteresse estropiée à ma surprise, elle n'a pas pris feu s'abat dans l'eau, soulevant un immense geyser. Son aile, tournoyant comme une toupie, la suit à quelques secondes d'intervalle. Ma bombe fera du bruit, non seulement dans le camp allié, mais aussi chez nous, dans les sphères supérieures !

Dès l'atterrissage, je dois me présenter chez le commandant de l'escadre(1). Le Vieux qui était parti en même temps que nous avait assisté, des premièreres loges en quelque sorte, à la destruction de la forteresse volante. Il est surexcité.

- Formidable, Knoke, absolument formidable ! La prochaine lois, il faudra que vous fassiez ça avec tous les appareils de votre escadrille, hein, mon petit Knoke ?

-C'est bien ce que j'ai l'intention de faire, mon commandant.

- Et vous pensez que ça marchera ?

Je suis sceptique.

- Je ne pense encore rien, mon commandant. J'ai peut-être eu un coup heureux, tout simplement. Si, au contraire, ce coup. résulte de l'application d'une méthode, nous arriverons sans doute à descendre un certain nombre de grosses bagnoles.

-Hum Je vois. Enfin, coup heureux ou méthode, vous allez continuer, j'espère, mon petit Knoke. Je vous fais confiance...

Un peu plus tard, c'est le chef divisionnaire de la chasse qui me téléphone.

- Très heureux de pouvoir vous féliciter, mon cher, nasille-t-il, jovial. Vraiment, Une magnifique victoire...

Il doit être fou de joie à l'idée d'avoir contribué indirectement à cette " magnifique victoire ". Pourvu que, dans son émotion, il ne lâche pas son monocle. Seuls les hommes de mon escadrille gardent leur flegme habituel. Ces jubilations officielles leur paraissent ridicules. Primo, cette bombe au-rait pu être lancée, avec le même succès, par X., Y. ou Z. ; secundo, l'idée n'est pas de moi, mais du pauvre Dieter, et tertio, mon zinc a récolté huit trous dans l'aventure. Non, vraiment, il n'y a pas de quoi s'extasier ! Au beau milieu de la nuit, le téléphone à côté de mon lit se met à sonner.

- Mon lieutenant, une communication prioritaire du Haut Commandement de la Luftwaffe.

- Ah ? Vous êtes sûr que c'est pour moi ?

- Oui, mon lieutenant. Une seconde, je vous prie. Allo, allo ! Parlez...

-Le lieutenant Knoke ? Ici le commandant X., de l'état-major du Maréchal de l'Air. C'est bien vous qui avez détruit, ce matin, une forteresse volante par une bombe ?

-Parfaitement, mon commandant. Il m'interroge brièvement Sur le modèle de la bombe et du détonateur, la méthode de visée. les effets obtenus.

Puis, d'un ton doucereux :

- Qui avait ordonné l'emploi d'une bombe ?

L'espace de quelques instants, je reste coi. ,.,

- Euh... c'est que... à vrai dire, personne mon commandant. J'ai tout simplement emporté cette bombe, je l'ai lâchée...

Un silence. Pour la première fois, je me rends compte qu'au fond, personne ne m'avait donné l'ordre de lacher une bombe sur ces malheureux Ricains. En somme, j'ai agi de ma propre autorité, ce qui est plutôt mal vu dans l'armée. Mon interlocuteur s'éclaircit la voix Je vous mets en communication avec le Maréchal du Reich. Un déclic. Instinctivement, tout en restant couché, à l'horizontale, je rectifie la position. D'un ton martial, je me présente:,

- Lieutenant Knoke, commandant la cinquième escadrille de la première escadre de chasse.

- J'ai été enchanté d'apprendre que vous avez fait preuve d'initiative. Une initiative très heureuse. J'ai tenu à vous féliciter personnellement.

-Je vous remercie, monsieur le Maréchal.

Un second déclic. Terminé. Et voilà! Un lieutenant de la Luftwaffe qui couché dans son lit, vêtu uniquement d'une veste de pyjama, s'entretient avec son chef suprême. Quelle histoire à raconter à mes petits-enfants ! Si le gros Goring savait que je n'ai même pas de pantalon ! j'en ris tout seul.

(1) : Gunther Specht

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