La guerre chez les Aztèques
Chez certaines peuplades précolombiennes d ' Amérique centrale ou du Nord, la cruauté est sans égale dans le monde. Turney-High taxait les Mélanésiens du Pacifique Sud de" simple cruauté" -ce qu'on ne peut prouver d'aucune manière -et mettait en haut de l'échelle les peuples d'Amérique du Sud considérés comme les pires des cannibales (il fut l 'un des premiers à suggérer que le cannibalisme expliquerait par un manque de protéines, point de vue d'abord largement partagé mais, aujourd'hui, abandonné). Toutefois, ni les uns ni les autres n'ont pratiqué la torture rituelle des captifs, suivie ou non de cannibalisme, comme l'ont fait par exemple certains Indiens des Prairies et les Aztèques. Voici ce que relate Turney-High:
" Les Pawnee Skidi cherchaient à capturer, à chacun de leurs raids, une femme ennemie de grande beauté. Celle ci était alors adoptée par une famille Pawnee très honorable où, à sa grande surprise, elle était traitée avec davantage de considération que les propres filles de l'habitation. Elle devenait l'enfant gâtée. Mais, une nuit, on s'emparait brutalement d'elle, on lui arrachait ses vêtements et l'on peignait la moitié de son corps avec du charbon sur toute la longueur. Elle symbolisait ainsi l'union du jour et de la nuit. On la liait ensuite entre deux mâts dressés [ ...] .Son père adoptif était alors contraint de lui tirer une flèche en plein creur juste au moment où l'Étoile de la Nuit se levait à l'horizon. Les prêtres tiraient ensuite leurs propres flèches et le corps était horriblement mutilé avant que le dessein auquel il servait fût accompli. Ce rite d'apaisement de l'Étoile du Matin était considéré comme essentiel pour le bien-être des Pawnee et pour la réussite en toutes choses, particulièrement en agriculture "
Un Jésuite missionnaire chez les Huron décrit le meurtre rituel encore plus horrible d'un de leurs captifs, un Seneca, en 1637. Lui aussi avait été adopté par la famille d'un chef pour, ensuite, être rejeté parce qu'il était blessé. il fut condamné à mourir par le feu et, après avoir festoyé, ceux qui l'avaient capturé le conduisirent dans la case où se tenait le conseil pour une nuit d'agonie. Le chef Huron expliqua comment le corps serait partagé tandis que le captif entonnait des chants de guerre et " commençait à courir autour des feux sans jamais s'arrêter, et que chaque assistant tentait au passage de le brûler avec des tisons. il criait comme une âme en peine. Toute la case résonnait de cris et de hurlements. Certains le brûlaient, d'autres lui attrapaient les mains pour en briser les os, d'autres encore lui enfonçaient des bâtons dans les oreilles ". Quand il s'évanouissait, " on le ranimait doucement ", on le nourrissait, lui parlait gentiment et il répondait de même à ceux qui avaient marqué sa corps, sans cesser" de hoqueter du mieux qu'il pouvait des chants de guerre ". À l'aube, tout juste conscient, on le tirait dehors pour l'attacher à un poteau et le brûler jusqu'à ce que mort s'ensuivît en appliquant sur son corps des têtes de hache chauffées. Son cadavre était ensuite mis en pièces et partagé ainsi que le chef l'avait promis .
Pendant la guerre d'Algérie, il fut rapporté que des jeunes parachutistes français avaient cajolé et consolé un prisonnier musulman après l'avoir torturé pour lui soutirer des renseignements. Mais un tel comportement n'a rien à voir avec les rituels Huron dont les victimes étaient les partenaires complices d'une effroyable cérémonie incompréhensible si l'on ne se place pas du point de vue du mythe. L'horreur de la nuit vécue par le prisonnier Seneca a été retracée par l 'historienne Inga Clendinnen, en introduction à son brillant essai sur l'éthos des Aztèques du Mexique central pour lesquels les sacrifices humains sont une obligation religieuse et la guerre est le principal moyen de se procurer des victimes pour ces sacrifices. Les captifs, à l'instar de l'héroïque Seneca, devenaient également complices de ce culte qui exigeait une mort après une longue agonie. Les Aztèques étaient de redoutables guerriers. Entre le XIIIe et le XVIe siècle de notre ère, ils réussissent à se rendre maîtres de la vallée occupant le centre du Mexique et à y construire la plus brillante civilisation parmi toutes les cultures ignorant l'écriture et le fer. Ses splendeurs ont frappé de stupeur les conquistadores eux-mêmes et, ainsi qu'ils le relatent, surpassaient celles de leur Espagne natale. Mais le spécialiste d'histoire militaire sera surtout fasciné par les extrêmes limitations que ce peuple imposait à sa dynamique de guerre, du fait de ses croyances religieuses, et, par voie de conséquence, au comportement de ses combattants lors des batailles.
À l'origine, les Aztèques étaient arrivés dans cette vallée avec pour seule et humble ambition la recherche de leur subsistance. En se rendant utiles comme soldats auprès des Tepanec, l'une des trois puissances reconnues de la vallée, et en s'installant sur une île du lac Texcoco qui n'appartenait jusque-Ià à personne, ils réussirent à s'imposer comme une puissance indépendante. Ceux qui admirent leur suprématie furent englobés dans leur empire, les opposants se trouvèrent contraints de se battre. Les armées aztèques étaient extrêmement bien organisées et équipées. Divisées de manière caractéristique en unités de huit mille hommes, elles pouvaient s'avancer sur un front parallèle en suivant l'excellent réseau routier de l'empire, à raison de vingt kilomètres par jour, en portant des rations pour une campagne de huit jours.
On peut dire que les Aztèques avaient une" stratégie " dans le sens où l'entendait Clausewitz. Voici comment R. Hassing nous relate les faits
" Leurs guerres commençaient par ce qui constituait essentiellement des démonstrations de valeur militaire, un nombre égal de soldats des deux camps luttant corps à corps pour montrer leurs talents. Si cela ne suffisait pas à intimider l'une des deux parties et la faire abandonner, la lutte devenait plus féroce, les participants se faisaient plus nombreux et des armes entraient en jeu [ ...] telles que des arcs et des flèches. [ ...] .Même progressifs, ces combats mettaient à terre de dangereux ennemis dont les forces étaient décimées par ces guerres d'usure que les Aztèques, supérieurs en nombre, étaient obligés de gagner pour poursuivre ailleurs leur expansion. [ ...] Les opposants se trouvaient peu à peu encerclés, coupés de tout secours extérieur et finalement réduits à la défaite . "
Le récit de Clendinnen jette sur ces guerres une lueur beaucoup plus complexe. La société aztèque était fortement hiérarchisée, par " rangs ", comme disent les anthropologues, non seulement en fonction de l'âge mais aussi du statut. Tout en bas de l'échelle se trouvaient les esclaves, des malheureux tombés au niveau le plus faible du système économique. Venaient ensuite les roturiers, les agriculteurs, les artisans et les marchands de la ville ou de la campagne. Les nobles leur succédaient, puis les prêtres et, en dernier lieu, le roi. Tous les hommes étaient considérés dès leur naissance comme des guerriers en puissance et pouvaient acquérir le statut élevé de soldat en passant par les écoles d'entraînement de leur district, les calpulli , qui tenaient à la fois du club, du monastère et de la corporation. Quelques novices parvenaient au statut de prêtre mais la majorité de la population menait sa vie quotidienne avec l'obligation de servir dans l'année si nécessaire, tandis qu'une minorité -de nobles maisons fondées à la suite d'exploits guerriers -était chargée de maintenir la tradition familiale. Le roi était choisi parmi ceux qui parvenaient au rang de chef de guerre.
Le roi n ' était pas simplement un soldat; il n ' était pas davantage un prêtre bien qu'il fût entouré de dignitaires religieux qui réglementaient sa triste vie quotidienne. Et on ne le considérait pas non plus comme un dieu, même si, d'une certaine manière, on le disait détenir un pouvoir divin. Lors de son ascension au trône, on le désignait par le titre plutôt réfrigérant de" Notre Seigneur, Notre Bourreau, Notre Ennemi, illustrant bien par là le pouvoir dont il disposait sur ses sujets dont certains, enfants ou esclaves que l' on achetait, étaient sacrifiés rituellement en sa présence. Le roi était regardé comme un être terrestre habité par les dieux auxquels il devait offrir des sacrifices sanglants pour que ceux-ci assurassent avec bienveillance les cycles permettant au peuple de poursuivre son existence, en particulier le lever quotidien du soleil. Mais la société aztèque ne pouvait offrir par elle-même assez de victimes pour satisfaire les besoins sacrificiels. Il fallait donc faire la guerre pour s'en procurer.
Les guerres aztèques consistaient principalement en batailles rangées à distance rapprochée. Mais elles se déroulaient de manière étrange à nos yeux, selon un rituel impératif et un code respecté aussi bien par les Aztèques que par leurs ennemis. Les Aztèques étaient de merveilleux orfèvres, mais ils ignoraient le fer et le bronze. Ils utilisaient des arcs et des flèches, des lances et des atlatl, une sorte de levier augmentant la portée des javelots. Leur arme préférée était une épée de bois au tranchant clouté d'éclats d ' obsidienne ou de silex avec laquelle on pouvait infliger des blessures mais non tuer. Les guerriers portaient des" armures . d'épais coton piqué qui les protégeaient des flèches (les Espagnols les adoptèrent par la suite lors de leurs combats contre eux, après s'être aperçus que leurs armures métalliques étaient non seulement trop chaudes mais aussi superflues au Mexique), ainsi que de petits boucliers ronds. Les guerriers cherchaient à s'approcher tout près d'un ennemi pour lui porter un coup terrible aux jambes, juste au-dessous du bouclier.
Les années aztèques étaient aussi bien ordonnées que la société. La plupart des soldats qui se pressaient dans les rangs de combat étaient des novices fraîchement émoulus des écoles d'entraînement et organisés par groupes pour leur apprendre à attraper des prisonniers. Leurs supérieurs veillaient à ce qu'ils cèdassent la place aux guerriers expérimentés qui avaient fait de plus nombreux captifs lors des batailles précédentes. Les plus âgés d ' entre eux, lorsqu'ils comptaient à leur actif au moins sept prisonniers, combattaient alors deux par deux et se reconnaissaient à leur costume, le plus beau de tous. Si l'un d'eux mourait au combat et si son compagnon s'enfuyait, ce dernier était tué par les siens. On appelait ces guerriers les" fous de guerre ., et c'était eux qui donnaient l'exemple du courage. On allait jusqu'à tolérer d'eux, dans une vie urbaine pourtant terriblement conformiste, une rudesse de manière que personne d'autre n'avait le droit de se permettre. Toutefois les" grands guerriers étaient des chasseurs solitaires qui, dans la poussière et la confusion du combat, cherchaient un ennemi de rang égal ou, mieux encore, supérieur " (les spécialistes d'histoire ancienne ou médiévale reconnaîtront là l'éthique des récits d'Homère et de la chevalerie).
" Les duels entre soldats bien assortis étaient le mode de combat préféré. Chacun s'efforçait de jeter l'autre à terre, généralement en le frappant aux jambes, en lui coupant un jarret ou en lui déboîtant un genou. Parfois il suffisait de la poigne du guerrier pour obtenir la soumission mais, la plupart du temps, des hommes munis de cordes se trouvaient là pour ligoter les prisonniers et les conduire à l'arrière. "
La capture individuelle d'un prisonnier représentait un acte d'une telle importance dans la guerre aztèque que si un homme en cédait un à l'un de ses camarades n'ayant pas réussi de prise pour favoriser sa promotion, ils étaient l'un et l'autre punis de mort.
La bataille, commencée par un échange de flèches en vue de jeter la confusion dans les rangs et faciliter les duels individuels, se terminait par l'acheminement des prisonniers vers la grande ville de Tenochtitlan. Les vainqueurs reprenaient ensuite leur vie, et les champions se reposaient jusqu'à la prochaine rencontre. Les guerriers de rang intermédiaire pouvaient alors espérer une retraite honorable dans quelque poste administratif et ceux qui n'avaient pas réussi à ramener un prisonnier après la seconde ou troisième tentative étaient chassés de l'école d'entraînement pour être rejetés au niveau de porteurs cherchant partout à louer leurs services. C'était la place la plus basse de la société aztèque. Quant aux captifs, leurs épreuves ne faisaient que commencer.
En cas de victoire, on pouvait ramener de certaines batailles jusqu'à plusieurs milliers de prisonniers. Lorsque fut matée la révolte des Huaxtecs, vingt mille d'entre eux furent conduits vers la capitale pour y être immolés en l'honneur de la nouvelle pyramide qui venait d'être construite. On leur arrachait le coeur tandis qu'ils en escaladaient les marches menant au temple. Certains captifs, de même que des esclaves achetés ou obtenus en tribut, étaient gardés en réserve jusqu'aux sacrifices offerts lors des quatre grandes fêtes annuelles. Pendant la première, la" fête des écorchés vifs " (Tlacaxipeualizthl, les victimes sacrifiées formaient un groupe particulier, sélectionné selon la manière dont elles avaient été capturées et dont elles devaient être immolées, celleci représentant dans sa forme et sa philosophie un summum pour les Aztèques. La cérémonie était organisé avec minutie et se transformait en un combat arrangé d'avance entre les Aztèques et des captifs du plus haut niveau guerrier, jugés dignes du grand sacrifice, et dont le sort était fixé d'avance. Ensuite, on sélectionnait pour " l'écorchement" un des quatre cents prisonniers capturés par chacune des écoles de guerre. Pendant la période des préparatifs, avant d'être conduit au lieu d'exécution, on le traitait comme un invité d'honneur, " recevant de fréquentes visites, paré, admiré par celui qui l' avait capturé et par l'entourage de ses jeunes admirateurs ", mais aussi " accablé" par la perspective du terrible sort qui l' attendait. Le jour de la fête, entouré de prêtres, il était conduit, ligoté et vêtu pour la circonstance, à la pierre sacrificielle située sur une plate-fonne suffisamment élevée pour que l'assistance pût voir . Debout sur la pierre, on le munissait de quatre massues qu'il pouvait lancer sur quatre guerriers qui l' attaquaient. Mais son arme principale était une épée au tranchant garni de plumes et non de silex
" Surélevée par rapport à ses attaquants et libérée de l'interdiction de tuer, la victime pouvait faire tournoyer sa lourde massue et frapper librement ses adversaires à la tête. Les champions aztèques offraient une cible tentante et facile. Mais le prisonnier pouvait être blessé et jeté à terre par un seul coup bien placé au genou ou à la hanche, comme sur le champ de bataille. Toutefois, un tel coup aurait raccourci le spectacle et privé les assaillants de leur gloire ; aussi devaient-ils résister à cette tentation. Dans ces circonstances solennelles et publiques, leur objectif était plutôt de démontrer avec quelle habileté ils se servaient de leur arme. Aussi prolongeaient-ils à loisir la performance consistant à découper délicatement en lanières avec des lames acérées la peau de leur victime [ce processus était appelé "déshabillage"], jusqu'à ce que celle-ci, épuisée et vidée de son sang, chancelât et s'écroulât enfin. "
On l' achevait alors en lui ouvrant la poitrine et en lui arrachant le coeur qui battait encore. Le soldat qui avait capturé le prisonnier ne prenait aucune part à cette mortelle mutilation mais il en observait le déroulement au-dessous de la pierre sacrificielle. Dès que le corps avait été décapité afin que le crâne fût exposé au temple, il s'en saisissait, encore sanglant, pour l' emporter chez lui. Puis il en détachait les membres pour les distribuer, comme l' exigeait le rituel, en détachant la peau du corps. Il observait alors sa famille tandis que celle-ci prenait un léger repas rituel de bouillie de maïs surmontée d'un morceau de la chair du guerrier abattu, tout en pleurant et en se lamentant comme s'il s'agissait d'un de leurs propres jeunes soldats. Pour cette lugubre " fête ", le vainqueur retirait son superbe costume de guerre et se peignait le corps de blanc, comme on l'avait fait au prisonnier lui-même, avec la chaux et les plumes de sa victime.
Mais un peu plus tard, le vainqueur -qui, pendant la période des préparatifs, avait traité de" fils chéri " son captif ( lequel l' appelait en retour " père chéri " ) et chargé un " oncle " d'assister celui-ci pendant le " déshabillage " -changeait à nouveau de costume. Il se revêtait alors de la peau arrachée au mort et la prêtait " à ceux qui mendiaient ce privilège" jusqu'à ce qu'elle se décomposât en même temps que les lambeaux de chair qui y demeuraient attachés. C'était le dernier tribut offert à " notre dieu l'écorché vif " en l'honneur duquel, pendant les quatre jours précédant sa mort, on avait répété le rituel de la pierre sacrificielle et dont on avait arraché symboliquement quatre fois le coeur de sa poitrine tandis que, la dernière nuit, le condamné veillait avec son" père chéri " jusqu'à ce que le moment vînt de monter au sacrifice.
Au cours de cet indicible martyre, le captif était soutenu, comme le suggère Clendinnen, par la certitude qu'en" mourant dignement, on se souviendrait de son nom et on chanterait ses louanges dans la maison des guerriers de sa propre ville ". L'évocation des grandes épopées européennes emporte notre conviction qu'il pouvait en être ainsi, tout au moins pour ce qui concerne le comportement de la victime. On se souvient de la déclaration du colonel Bigeard, " plutôt crever ", quand on lui demanda de défiler devant les caméras vietminh après la prise de Dien Bien Phu, ou de ce vétéran australien, décoré de la Victoria Cross pendant la Première Guerre mondiale, s'avançant seul, des grenades à la main, vers les lignes japonaises lors de la chute de Singa pour, en criant: " Pas de capitulation pour moi! " Et qu'on ne revit plus.
Mais cette explication n'est pas satisfaisante pour les guerriers présents en masse sur le champ de bataille, du moins aux yeux des hommes modernes pour qui la guerre doit avoir un aspect concret qui justifie la perte de vies humaines. Inga Clendinnen souligne que, pour les Aztèques, la guerre n'entrait pas dans le domaine matériel. Persuadés qu'ils étaient d'être les descendants des Toltèques ces légendaires fondateurs de la civilisation du Mexique central, ils voulaient faire revivre les splendeurs de l'empire toltèque. C'était une mission qui leur avait été imposée et pour laquelle ils ne pouvaient avoir de recours qu'auprès des dieux. Or ceuxci réclamaient des sacrifices -quelle qu'en fût la valeur, même insignifiante -, celui d'une vie humaine étant le plus apprécié. C'est pourquoi ils cherchaient" à obtenir des villes voisines [ ...] le maximum de tribut [comme preuve] de soumission [...] à leur revendication de légitimité toltèque ", le tribut le plus important consistant, de beaucoup, à se prêter aux rituels sanglants exigés par les dieux. Les Aztèques attendaient de leurs voisins qu'ils approuvassent" le sens qu'ils donnaient à leur propre vie et à leur destinée.
Une telle destinée, à la recherche permanente de la bienveillance de dieux sans amour et assoiffés de sang, est difficilement concevable dans le monde actuel, ce qui pourrait incliner à juger le concept de guerre des Aztèques comme une aberration, sans le moindre rapport rationnel avec une quelconque stratégie ou tactique. Cela vient du fait que nous opérons à présent une distinction entre le besoin d'assurer la sécurité et la croyance en une intervention divine directe dans les affaires mondiales. La vision des Aztèques était à l'opposé. Pour eux, on ne pouvait échapper à la cruauté des dieux qu'en satisfaisant leurs demandes. Leur manière de combattre était donc liée à l'objet même du combat, c'est-à-dire : à la capture de prisonniers dont plusieurs seraient sacrifiés rituellement avec leur consentement. Il est encore plus convaincant d'observer que les plus perfectionnées de leurs armes étaient conçues non pour tuer mais pour blesser.
Cette description entraîne toutefois une importante réserve: elle ne concerne que la période pendant laquelle les Aztèques étaient au sommet de leur puissance, mais elle ne nous renseigne en rien sur leur manière de combattre lorsqu'ils luttaient pour s'imposer. il est fort probable que, dans cette circonstance, ils aient massacré tous leurs opposants, comme le font tous les conquérants. Ces " batailles de fleurs" ne peuvent avoir été instituées que par une société très sophistiquée et pleine d'assurance qui pouvait se permettre des guerres rituelles parce qu'elle n'était pas menacée sur ses frontières par de quelconques usurpateurs en puissance. C'était aussi une société extrêmement riche qui gaspillait dans des sacrifices la vie de milliers de prisonniers, plutôt que de les contraindre à quelque travail productif ou de les vendre comme esclaves. Les Mayas d'Amérique centrale, dont les monuments dépassent ceux des Aztèques en taille et en qualité, semblent avoir agi de manière opposée, préférant ne sacrifier que des prisonniers nobles et forçant les autres à travailler, à moins qu'ils ne les vendissent. Cette attitude ressemble beaucoup plus à celle d'autres peuples martiaux pour lesquels la capture d'esclaves était une appréciable compensation à la guerre et parfois même le seul but de celle-ci.
Les combattants aztèques étaient des guerriers, non des soldats. En effet, ils combattaient en raison de la place qu'ils occupaient dans la hiérarchie sociale, non par obligation ou pour de l'argent. ils se battaient aussi avec des armes de pierre. Ces deux remarques définissent ce type de guerre, antérieur à la métallurgie, le plus élaboré et le plus original qu'on puisse trouver. Les guerres aztèques sont à rapprocher de celles des Maoris et même de celles des Maring ou des Yanomamo, plutôt que des guerres introduites par la découverte des métaux et l'apparition des armées. Dans les quatre cas ci-dessus, les combattants luttaient au corps à corps avec des armes de faible pénétration et donc sans la nécessité d'une solide protection pour éviter les blessures graves à la tête ou au torse. Ces guerres revêtaient un caractère hautement cérémoniel et rituel dont le début et la fin avaient peu de rapport avec ceux des guerres modernes. L'origine était le plus souvent un désir de revanche ou la réparation d'une insulte, et la fin intervenait dès que les exigences des mythes ou des dieux se trouvaient satisfaites. Des caractéristiques qui se situent au-dessous de ce que Turney-High appelle " l'horizon militaire" .Alors quand, comment et -si l'on ose poser la question -pourquoi la guerre a-t-elle commencé ?