Femme qui écoute, Tony Hillerman

 

Femme-qui-Ecoute ressentit la fraîcheur de la falaise avant que son ombre n'atteigne son visage. Elle se fit conduire par Anna à un endroit où l'érosion avait formé un cul-de-sac au sol sablonneux. Puis elle renvoya la jeune fille en lui disant d'attendre qu'elle l'appelle. A certains égards Anna faisait preuve de grandes qualités pour apprendre, à d'autres de graves défauts. Mais quand elle aurait cessé d'être obsédée par les garçons, elle deviendrait une excellente Femme-qui-écoute. Cette nièce de Femme-qui-Ecoute possédait le don rare d'entendre les voix dans le vent et de recueillir les visions qui montaient de la terre. C'était quelque chose qu'elle tenait de famille: un don de divination de la cause des maladies. L'oncle de sa mère avait été un Homme-dont-la-main-tremble réputé dans tout le territoire de Short Mountain pour diagnostiquer la maladie de la foudre. Femme-qui-Ecoute elle-même (elle ne l'ignorait pas) était très largement connue d'un bout à l'autre de ce coin de la Grande Réserve. Et un jour Anna serait célèbre elle aussi.

Femme-qui-Ecoute s'installa sur le sable, arrangea ses jupes tout autour d'elle et appuya son front contre la pierre. Celle-ci était froide et rugueuse. Au début elle s'aperçut qu'elle repensait à ce que Grand-Père Tso lui avait dit, essayant de diagnostiquer sa maladie à partir de cela. n'y avait chez Tso quelque chose qui la troublait et la rendait très triste. Puis elle chassa tout cela de son esprit et ne pensa plus qu'au ciel de ce début de soirée et à la lumière d'une étoile unique. Elle fit croître l'étoile dans sa tête, se souvenant de l'aspect qui était le sien avant que sa cécité ne survienne.

Un tourbillon de vent siffla dans les pins pignons à l'orée de cette poche-dans-la-falaise. n'agita la jupe de Femme-qui-Ecoute, dévoilant une chaussure de tennis bleue. Mais maintenant elle respirait profondément et régulièrement. L'ombre de la falaise gagna centimètre après centimètre de l'espace sablonneux. Femme-qui-Ecoute émit un gémissement, en émit un second puis murmura quelque chose d'inintelligible avant de retomber dans le silence.

D'un endroit invisible sur la pente, une demi douzaine de corbeaux prirent un envol effrayé en poussant leurs cris. Le vent se leva à nouveau puis retomba. Un lézard émergea d'une crevasse de la falaise, tourna ses yeux froids qui ne cillaient jamais vers la femme, puis se hâta vers l'emplacement qu'il s'était choisi pour son affût de fin d'après-midi, sous un tas d'herbes-qui-roulent. Un bruit partiellement voilé par la distance et le vent parvint jusqu'à l'endroit sablonneux. Un hurlement de femme. Il monta et retomba, se muant en un sanglot. Puis il s'arrêta. Le lézard attrapa un taon. La respiration de Femme-qui-Ecoute n'avait pas changé.

L'ombre de la falaise avait progressé de cinquante mètres dans le sens de la pente lorsque Femme-qui-Ecoute se redressa péniblement sur le sable et se remit debout. Elle demeura un instant immobile, la tête penchée en avant et les deux mains collées contre le visage: encore à demi immergée dans l'étrangeté de la transe. C'était comme si elle avait pénétré dans le roc et, par son intermédiaire, dans le Monde Noir des origines... quand il n'y avait que le Peuple Sacré et que les choses qui deviendraient les Navajos n'étaient que brume. Finalement elle avait entendu la voix, et s'était retrouvée dans le Quattième Monde. Elle avait plongé le regard à travers le trou de l'émergence, observé Hosteen Tso dans ce qui devait être la grotte peinte de Tso. Un vieil homme se balançait sur le sol de la grotte dans un fauteuil à bascule tout en utilisant une ficelle pour nouer ses cheveux en natte. Au début il s'était agi de Tso, mais quand l'homme avait levé les yeux vers elle, elle s'était rendu compte que le visage était mort. Les ténèbres s'amassaient tout autour du fauteuil à bascule.

Femme-qui-Ecoute frotta les articulations de ses doigts contre ses yeux, secoua la tête, appela Anna. Elle savait quel devrait être le diagnostic. Hosteen Tso avait besoin d'un Chant du Chemin de la Montagne et d'un Chant de la Pluie Noire. Il y avait eu un sorcier dans la grotte peinte, et Tso y avait été, avait été infecté par une maladie du fantôme ou une autre. Ce qui signifiait qu'il lui faudrait trouver un chanteur qui sache exécuter le Chemin de la Montagne et un pour chanter la Pluie Noire. Cela elle le savait. Mais elle se disait également qu'il était trop tard. Elle secoua à nouveau la tête.

-Petite! appela-t-elle. Ça y est, je suis prête.

Qu'allait-elle dire à Tso ? Avec la sensibilité auditive des aveugles, elle guetta le bruit des pas d'Anna Atcitty. Et elle n'entendit que le souffle de l'air.

-Petite! cria-t-elle. Petite !

N'entendant toujours rien, elle avança en tâtonnant le long de la paroi et trouva sa canne. Elle s'en servit, prudemment, pour revenir vers le chemin qui menait au hogan. Devait-elle parler à Tso des ténèbres qu'elle avait vues alentour au moment où la voix lui avait parlé ? Devait-elle lui parler des cris des fantômes qu'elle avait entendus dans la pierre ? Devait-elle lui dire qu'il était en train de mourir ?

Les pieds de Femme-qui-Ecoute rencontrèrent le chemin. A nouveau elle appela Anna puis cria à GrandPère Tso de venir la guider. Immobile, elle n'entendit que le mouvement de l'air. Elle avança prudemment sur le chemin des moutons en tapant le sol devant elle et en marmonnant avec colère. Le bout de sa canne l'avertit de la présence d'un cactus qu'elle évita, lui permit de contourner une dépression et de dépasser un affleurement de grès. Il détermina un monticule d'herbes mortes et rencontra le petit doigt de la main gauche d'Anna Atcitty, au bout de son bras tendu. La main reposait, la paume tournée 'fers le ciel; le vent avait amassé un peu de sable contre elle et, même pour le toucher extrêmement sensible de Femme-qui-Ecoute, elle ne ressemblait guère qu'à une brindille de plus. Aussi continua-t-elle à avancer à tâtons, en appelant et en maugréant, sur le chemin qui menait à l'endroit où le corps de Hosteen Tso gisait de tout son long à côté du fauteuil à bascule renversé, l'Homme Arc-en-Ciel dessinant toujours le même arc de cercle sur sa poitrine.

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