Voleur de temps, Tony Hillerman

 

La lune s'était levée derrière elle juste au-dessus du sommet de la falaise. Et devant elle, sur le sable tassé du fond du wash, l'ombre de la marcheuse faisait une étrange forme tout en longueur: elle faisait parfois penser à un héron, parfois à l'une de ces silhouettes-bâtons des pictogrammes des Anasazis. Un pictogramme animé dont les bras bougeaient en cadence tandis que l'ombre projetée par la lune avançait sur le sable. Parfois, quand la piste à chèvres décrivait un virage et plaçait la marcheuse de profil en écran devant la lune, l'ombre devenait Kokopelli en personne. Le sac à dos dessinait la bosse grotesque de l'être sacré, la canne représentant sa flûte, recourbée à son extrémité. Vue d'en haut, cette ombre aurait fait croire à un Navajo que le grand yei, que les clans du nord appelaient Arroseur d'Eau, avait revêtu une forme visible. Si un Anasazi s'était, mille ans après, relevé de sa tombe dans le tas d'ordures situé en cet endroit, sous les ruines de la falaise, il aurait vu le Joueur de Flûte Bossu, le dieu bagarreur de la fertilité que vénéraient ses ancêtres disparus. Mais l'ombre n'était que la silhouette du docteur Eleanor Friedman-Bemal tandis qu'elle arrêtait la lumière d'une lune d'octobre.

Le docteur Friedman-Bemal se reposait pour l'instant, assise sur un rocher qui s'y prêtait, enlevant son sac à dos, se massant les épaules, laissant l'air du désert, froid en altitude, faire évaporer la sueur qui avait détrempé sa chemise, et revivant en pensée sa longue journée.

Personne n'avait pu la voir. Bien sûr, ils l'avaient vue quitter Chaco en voiture. Les enfants étaient debout dans l' aube grise pour attraper leur car de ramassage scolaire. Et ils allaient en parler à leurs parents. Dans cette minuscule société isolée qui était celle du Service du parc et qui comprenait douze adultes et deux enfants, tout le monde savait tout sur tout le monde. Il était absolument impossible de jouir d'un peu d'intimité. Mais elle avait tout fait comme il le fallait. Elle avait effectué le tour complet des domiciles permanents et fait le point avec tous ceux qui travaillaient dans l'équipe des fouilles. Elle allait à Farmington, leur avait-elle dit. Elle avait rassemblé le courrier à envoyer afin de le mettre à la boîte du comptoir d'échanges de Blanco. Elle avait noté la liste des provisions dont les gens avaient besoin. Elle avait dit à Maxie qu'elle avait la fièvre de Chaco: qu'elle avait besoin de partir un peu, de voir un film, d'aller dîner au restaurant, de respirer des gaz d'échappement, d'entendre des voix différentes, de passer des coups de téléphone à destination de la civilisation avec un téléphone qui marchait vraiment. Elle allait passer une nuit là où elle pourrait entendre les bruits de la civilisation, quelque chose d'autre que le silence infini de Chaco. Maxie avait fait preuve de compréhension. Si elle soupçonnait quelque chose, c'était que le docteur Eleanor Friedman-Bemal avait rendez-vous avec Lehman. Ce qui ne déplaisait pas à Eleanor Friedman-Bemal.

La poignée de la pelle pliable qu'elle avait attachée à son sac appuyait contre son dos. Elle s'arrêta à nouveau, rééquilibra son chargement et régla les courroies du sac. Quelque part dans l'obscurité du canyon elle entendit l'étrange cri strident d'une chouette qui chassait les rongeurs nocturnes. Elle consulta sa montre : dix heures onze qui devinrent dix heures douze sous ses yeux. Elle avait le temps.

Personne ne l'avait vue à Bluff. Elle en était sûre. Elle avait appelé de Shiprock, juste pour avoir la confirmation absolue que personne n'utilisait la vieille maison de Bo Arnold qui était à l'écart, au bord de l'autoroute. Personne n'avait répondu. La maison était plongée dans l'obscurité quand elle y était arrivée, et elle l'avait laissée ainsi, ayant trouvé la clef sous le bac à fleurs où Bo la laissait toujours. Elle s'était montrée très discrète dans son emprunt, n'avait rien déplacé. Une fois qu'elle l'aurait remis en place, Bo ne s'apercevrait jamais qu'il avait été utilisé. Non que cela eût la moindre importance. Bo était un biologiste qui gagnait péniblement sa vie en travaillant à mi-temps pour le Service de l'exploitation des terres tandis qu'il achevait sa thèse sur les lichens des zones désertiques si tel était bien le sujet de ses recherches. Lorsqu'elle avait fait sa connaissance à Madison, il n'y avait absolument rien d'autre qui l'intéressait et il n'avait pas changé.

Elle bâilla, s'étira, tendit la main vers son sac, décida de se reposer encore un peu. Cela faisait à peu près dix neuf heures qu'elle était levée. Il lui en fallait probablement deux de plus avant d'atteindre le site. Après quoi elle déroulerait son sac de couchage et n'en sortirait plus avant d'être reposée. Elle n'était plus pressée maintenant. Elle repensa à Lehman. Solide. Laid. Intelligent. Gris. Attirant. Lehman allait venir. Elle lui servirait du vin, lui servirait à dîner, et après elle lui montrerait ce qu'elle avait. Et il serait bien obligé d'être impressionné. Il serait obligé de reconnaître qu'elle apportait la preuve de ce qu'elle avançait. Pour publier, elle n'avait pas besoin de son approbation. Mais pour une raison quelconque, elle lui était personnellement nécessaire. Et cet aspect irrationnel des choses la fit penser à Maxie. A Maxie et à Elliot.

Elle sourit, se frotta le visage. C'était silencieux ici, juste quelques insectes qui faisaient leurs bruits nocturnes. Pas de vent. L'air froid qui descendait dans le canyon. Elle frissonna, ramassa son sac et y glissa difficilement les bras. Un coyote aboyait quelque part dans Comb Wash loin derrière elle. Elle en entendait un autre de l'autre côté du wash, à une grande distance, qui chantait pour célébrer le clair de lune. Elle avançait rapidement sur le sable tassé, levant haut les jambes pour bien les détendre, sans penser à ce qu'elle allait faire le soir même. Elle y avait suffisamment pensé comme ça. Peut-être trop. Elle pensa plutôt à Elliot et à Maxie. Tous les deux des grosses têtes. Mais des ânes. L'Aristocrate et la Prolétaire. L 'Homme Qui Pouvait Tout Faire obsédé par la femme qui disait que rien de ce qu'il faisait ne comptait. Pauvre Elliot ! Il était battu d'avance.

Un éclair zébra l'horizon vers l'est, bien trop lointain pour que s'entende le bruit du tonnerre, et dans la mauvaise direction pour qu'il y ait une menace de pluie. Le dernier souffle de l'été, se dit-elle. La lune était maintenant plus haute, sa lumière adoucissant les couleurs du canyon pour donner des gris. Son sous-vêtement en thermolactyl plus la marche conservaient sa chaleur à son corps mais ses mains étaient comme de la glace. Elle les observa attentivement. Ce n'étaient pas des mains de dame. Les ongles étaient carrés et cassés. La peau rude, égraùgnée et calleuse. Une peau d'anthropologue, c'était ainsi qu'on l'appelait à l'époque où elle était étudiante : la peau des gens qui sont toujours dehors sous le soleil, qui travaillent dans la poussière. Cela avait toujours beaucoup ennuyé sa mère, d'ailleurs, tout en elle ennuyait sa mère. Qu'elle devienne anthropologue plutôt que médecin, puis qu'elle n'épouse pas un médecin. Qu'elle épouse un archéologue portoricain qui n'était même pas juif. Puis qu'elle se le fasse prendre par une autre femme.

-Mets des gants, lui disait sa mère. Pour l'amour de Dieu, Ellie, tu as des mains de fermière pauvre.

Et aussi un visage de fermière pauvre, avait-elle pensé.

Le canyon était exactement tel qu'elle en avait gardé le souvenir depuis l'été où elle avait aidé à en recenser et à en localiser les sites. Un haut lieu pour les pictogrammes. Juste devant elle, juste après les trembles, sur la paroi de grès à pic à l'endroit où le canyon s'incurvait, il y en avait toute une galerie. La galerie du base-ball, l'appelait-on, à cause de cette grande silhouette du shaman dont quelqu'un avait trouvé qu'elle ressemblait à l'image qu'un dessin animé aurait pu donner d'un arbitre de base-ball.

La lune n'éclairait qu'une partie de la paroi et la lumière oblique rendait la vue difficile mais elle s'arrêta pour contempler l'image. Dans cette lumière, la forme fuselée aux immenses épaules qui représentait le shaman mystique des Anasazis perdait sa couleur et devenait une silhouette sombre. Au-dessus, dansaient un fouillis de formes, de silhouettes, d'abstractions : l'inévitable Kokopelli avec son corps voûté et sa flûte pointée presque vers le sol; un héron en vol; un héron sur ses pattes; la bande en zigzag pigmentée qui représentait un serpent. Puis elle remarqua le cheval.

Il était largement sur la gauche du grand shaman arbitre de base-ball, en très grande partie plongé dans l'ombre de la lune. Un ajout des Navajos, bien évidemment, puisque les Anasazis avaient disparu trois cents ans avant que les Espagnols n'arrivent sur leurs destriers. C'était un cheval stylisé, avec un corps en forme de tonneau et des pattes droites, mais dénué de cette tendance qu'ont les Navajos à mettre de la beauté dans tout ce qu'ils entreprennent. Le cavalier semblait être un Kokopelli : Arroseur d'Eau, ainsi que l'appellent les Navajos. En tout cas, il donnait l'impression de souffler dans une flûte. Cet ajout se trouvait-il déjà là la dernière fois ? Elle ne parvint pas à s'en souvenir. Il n'était pas rare de voir de tels ajouts de la part des Navajos. Mais celui-ci l'intriguait.

Puis elle remarqua, à côté de trois des quatre pieds de l'animal, une petite silhouette prostrée. Trois silhouettes. Chacune avec le petit cercle, qui représente la tête, séparé du corps. Chacune avec une jambe coupée.

Macabre. Et cela n'y était pas quatre ans plus tôt. Ça, elle s'en serait souvenue.

Pour la première fois, Eleanor Friedman-Bernal prit conscience de l'obscurité, du silence, de sa solitude totale. Elle s'était débarrassée de son sac à dos pendant qu'elle se reposait. Elle le ramassa, glissa un bras dans la sangle puis changea d'avis. Elle fit glisser la fermeture-éclair d'une poche latérale et en sortit un pistolet. C'était un calibre 25 automatique. Le vendeur lui avait montré comment le charger, comment fonctionnait le cran de sécurité, comment il fallait tenir l'arme. Il lui avait dit qu'elle était précise, d'un maniement facile, et qu'elle était fabriquée en Belgique. Il ne lui avait pas dit qu'il fallait des munitions peu courantes qu'on avait beaucoup de mal à trouver. Elle ne l'avait jamais essayée à Madison. Il ne semblait jamais y avoir d'endroit où elle puisse l'utiliser sans risque. Mais quand elle était venue au Nouveau Mexique, le premier jour où il y avait eu assez de vent pour emporter le bruit, elle avait pris la voiture et s'était enfoncée dans le désert en prenant la direction de Crownpoint, puis s'était entraînée. Elle avait tiré sur des pierres, des bouts de bois morts et des ombres sur le sable, jusqu'à ce qu'elle trouve naturelle et agréable la présence de l'arme dans sa main et qu'elle commence à toucher sa cible, ou à s'en rapprocher sensiblement. Une fois utilisée presque toute sa boîte de munitions, elle avait découvert que le magasin d'articles de sports de Farmington n'en avait pas de semblables. Pas plus que le grand magasin d'Albuquerque, et elle avait fini par en commander par Correspondance. Et il lui restait actuellement dix-sept Cartouches dans la nouvelle boîte. Elle en avait pris six avec elle. Un chargeur plein. L'arme était froide dans sa main, froide, dure et rassurante.

Elle la laissa retomber dans la poche de sa veste. En regagnant le fond sablonneux du wash et en le suivant, elle en sentait le poids contre sa hanche. Les coyotes étaient plus près; il yen avait deux quelque part au-dessus d'elle, sur la mesa par-delà le sommet des falaises. Par moments, une bourrasque de vent nocturne soufflait assez fort pour rendre audibles les bruits qu'il faisait dans le fond du canyon, le bruissement des feuilles des oliviers de Bohême et un murmure à travers les branches des tamaris. En règle générale, il était silencieux. Le ruissellement des moussons d'été avait rempli les creux dans la roche du fond du canyon. La majorité s'étaient asséchés depuis, mais la marcheuse entendait des grenouilles, des criquets et des insectes qu' elle ne savait identifier. Dans les ténèbres, quelque chose fit entendre un léger craquement à un endroit où des herbes-qui-roulent s'étaient amassées contre la falaise, et de quelque part devant elle lui parvint ce qui ressemblait à un sifflement. Un oiseau nocturne ?

Le canyon tourna sous la falaise et quitta le clair de lune. Elle alluma sa torche. Il n'y avait aucun risque que quelqu'un la voie. Et cela l'amena à penser à la distance qui devait la séparer de l'être humain le plus proche. Pas très grande à vol d'oiseau, peut-être vingt-cinq à trente kilomètres à tire-d'aile. Mais il n'y avait pas d'accès direct. Pas de routes pour traverser ce paysage constitué de roches presque continues, et aucune raison d'en construire. Aucune raison non plus d'ailleurs pour que les Anasazis soient venus là sinon pour échapper à quelque chose qui les menaçait. Aucune raison que les anthropologues aient réussi à imaginer ...pas même les spécialistes de l'anthropologie culturelle avec leur célèbre talent pour échafauder des théories sans preuves. Mais ils étaient bien venus. Et avec eux était venue leur artiste. Elle avait abandonné Chaco Canyon. Elle était venue ici pour créer ses nouveaux pots et pour mourir.

De l'endroit où le docteur Friedman-Bemal marchait, elle pouvait voir l'une de leurs ruines sur sa droite, vers le bas de la paroi de la falaise. Si ça avait été le jour, se souvint-elle, elle aurait pu en distinguer deux de plus dans l'immense amphithéâtre situé plus haut à flanc de falaise sur sa gauche. Mais pour l'instant la niche était envahie d'une ombre noire: elle ressemblait à une immense bouche entrouverte.

Elle entendit des criaillements. Des chauves-souris. Elle en avait remarqué plusieurs, juste après le coucher du soleil. Ici, elles pullulaient, voletant au-dessus des endroits où le ruissellement des eaux de pluie avait rempli les trous et où ces trous avaient engendré des insectes. Elles passaient devant son visage, frôlaient ses cheveux. Occupée à les regarder, Eleanor Friedman-Bemal ne fit pas attention à l'endroit où elle marchait Une pierre roula sous son pied et,elle perdit l'équilibre.

Le sac à dos nuisait suffisamment à sa grâce naturelle pour rendre sa chute lourde et douloureuse. Elle l'amortit de la main, de la hanche et du coude droit, et se retrouva allongée sur le lit du cours d'eau, blessée, secouée et choquée.

Son coude était le plus douloureux. Il avait raclé contre le grès, ce qui avait déchiré la chemise et laissé une écorchure qui, lorsqu'elle la toucha, lui couvrit le doigt de sang. Puis ce fut à sa hanche meurtrie que se porta son attention, mais elle était engourdie pour l'instant et ne la ferait souffrir que plus tard. Ce ne fut que lorsqu'elle se releva péniblement qu'elle remarqua les entailles dans la paume de sa main. Elle les examina à la lumière de sa torche, fit avec sa langue un petit bruit exprimant la compassion et s'assit pour soigner la blessure.

Elle extirpa l'un des fragments de roche qui étaient enfoncés dans la chair de la paume, rinça la coupure à l'aide de son bidon d'eau puis la banda avec un mouchoir en utilisant ses dents et sa main gauche pour serrer le nreud. Après quoi elle continua à remonter le wash, plus prudemment désormais, laissant les chauves-souris derrière elle, revenant dans la lumière de la lune au gré d'un virage puis replongeant dans l'ombre au gré d'un autre. A cet endroit-là, elle grimpa sur une corniche d'alluvions peu élevée à côté du lit asséché du cours d'eau et se débarrassa de son sac. C'était un endroit qu'elle connaissait bien. Avec Eduardo BernaI ils y avaient planté leur tente cinq étés plus tôt alors qu'ils étaient étudiants en troisième cycle, qu'ils s'aimaient et faisaient partie de l'équipe chargée du relevé des sites. Eddie Bernal. Ce petit coriace d'Eddie. Ça avait été chouette le temps que ça avait duré. Mais ça n'avait pas été chouette très longtemps. Bientôt, sûrement avant Noêl, elle allait abandonner le trait d'union. Ed s'en rendrait à peine compte. Un soupir de soulagement peut-être. Fin de cette phase de courte durée au cours de laquelle il avait pensé qu'une seule femme pouvait suffire.

Elle écarta une pierre, plusieurs morceaux de bois, aplanit le sol du bord de sa semelle, creusa puis adoucit un endroit où sa hanche allait reposer et déroula le sac de couchage. Elle choisissait l'emplacement où elle s'était allongée avec Eddie. Pourquoi ? En partie par défi, en partie par sentimentalité, en partie parce que c'était tout simplement l'emplacement le plus confortable. Demain, la journée allait être rude et les coupures de sa paume n'allaient pas lui faciliter la tâche pour creuser. Ce serait probablement douloureux. Mais elle n'était pas encore prête à s'endormir. Une trop grande tension nerveuse. Un grand sentiment de malaise.

Debout à côté du sac de couchage, à l'écart du clair de lune, elle distinguait davantage d'étoiles. Elle repéra les constellations de l'automne, trouva l' étoile polaire, s'orienta avec exactitude. Puis elle fixa son regard de l'autre côté du wash vers les ténèbres qui dissimulaient ce qu'Eddie et elle avaient baptisé la Copropriété du Poulet. Dans l'étroite niche de pierre, des familles anasazi avaient bâti une habitation d'un étage qui était probablement assez grande pour abriter trente personnes. Au-dessus, dans une autre niche si bien cachée qu'ils ne l'auraient pas remarquée si Eddie ne s'était pas demandé d'où provenait un vol de chauves-souris, les Anasazis avaient construit un petit fort dans la pierre qui n'était accessible que par une succcession de prises précaires pour les mains et les pieds. C'était près des habitations d'en bas qu'Eleanor Friedman-Bernal avait pour la première fois découvert les fragments de poterie. Si sa mémoire ne la trompait pas. C'était là, lorsqu'il ferait suffisamment jour demain, qu'elle creuserait. En violation de la loi navajo, de la loi fédérale, et de l'éthique de sa profession. A condition que sa mémoire ne l'ait pas trompée. Et elle avait maintenant d'autres preuves que celle, uniquement, de sa mémoire.

Elle ne pouvait pas attendre le jour. Pas maintenant. Pas aussi près du but. La lumière de sa torche serait suffisante pour vérifier.

Sa mémoire était excellente. Elle la guida infailliblement et sans faux pas durant la facile escalade de la pente d'éboulis, puis le long de la piste naturelle, jusqu'au bord. Là elle s'arrêta et tourna sa lumière vers la paroi. Les pétroglyphes se trouvaient exactement à l'endroit où elle les avait enregistrés dans son esprit. La spirale qui représentait peut-être le sipapu d'où les humains avaient émergé du ventre de la Terre Mère, la ligne de points qui représentait peut-être les migrations du clan, les formes aux épaules larges dont les ethnologues pensaient qu'elles représentaient les esprits kachinas. Là, également, taillée à travers la patine sombre du désert dans la paroi de la falaise, se trouvait la silhouette qu'Eddie avait baptisée le Grand Chef et qui vous regardait à l'abri d'un bouclier taché de rouge, de même qu'une silhouette qui semblait avoir le corps d'un homme mais les pieds et la tête d'un héron. C'était l'une des deux préférées d'Eleanor Friedman-Bernal parce qu'elle paraissait tellement impossible à expliquer même par les spécialistes de l'anthropologie culturelle. ..lesquels avaient des explications pour tout. L'autre était une version différente de Kokopelli.

Partout où on le rencontrait (et on le rencontrait partout où ces gens qui avaient disparu avaient sculpté et peint leurs esprits sur les falaises du sud-ouest), Kokopelli avait à peu près le même aspect. Sa silhouette bossue reposait sur des jambes-bâtons. Ses bras-bâtons soutenaient une ligne droite qui rejoignait sa petite tête arrondie, ce qui donnait l'impression qu'il jouait de la clarinette. La flûte pouvait être dirigée vers le bas, ou devant lui. Par ailleurs il n 'y avait guère de différence dans la façon dont il étail dépeint. A part ici. Ici, Kokopelli était allongé sur le dos sa flûte dirigée vers le ciel.

-Enfin, avait dit Eddie. Tu as trouvé l'endroit où Kokopelli habite. C'est ici qu'il dort.

Mais Eleanor Friedman-Bemal eut à peine un coup d'oeil pour Kokopelli. La Copropriété du Poulet se trouvail juste derrière l'angle. C'était cela qui l'avait attirée. Les premières choses que ses yeux repérèrent lorsque le faisceau de sa lampe éclaira l'obscurité totale de la niche furent des petites taches blanches à un endroit où il n'aurait pas dû y avoir de blanc du tout. Elle laissa la larn~ courir sur les murs effondrés, se refléter au-dessous d'eux sur la surface noire de la mare alimentée par les eaux qui suintaient de la roche. Puis elle fit revenir le faisceau de lumière sur le reflet incongru. C'était exactement ce qu'elle avait redouté.

Des os. Des os qui gisaient partout.

-Et merde! s'exclama Eleanor Friedman-Bemal qui ne prononçait presque jamais de gros mots. Merde ! Merde ! Merde !

Quelqu'un avait creusé. Quelqu'un avait pillé. Un voleur de poteries. Un voleur de temps. Quelqu'un était arrrivé ici avant elle.

Elle concentra son attention sur la tache blanche la plus prohe. Une clavicule humaine. Appartenant à un enfant. EIle était posée sur un tas de terre meuble juste à l'extérieur de l'endroit où un mur s'était écroulé. L'excavation se trouvait dans le tas de terre qui avait tenu lieu de décharge pour cette communauté. L'endroit ordinaire pour enterrer les morts, et le premier endroit où creusaient les pilleurs de poteries expérimentés. Mais ici le trou était petit. Elle respira un peu. Peut-être n'y avait-il pas eu beaucoup de dégâts de fait. La fouille paraissait récente. Peut-être ce qu'elle cherchait s'y trouvait-il encore. Elle explora le site avec sa lampe, cherchant d'autres traces indiquant que l'on avait creusé. Elle n'en trouva pas.

Pas plus qu'il n'y avait, nulle part ailleurs, de traces de pillage. Elle fit jouer sa lumière dans le seul trou creusé dans le tas d'ordures. Le faisceau se réfléchit sur les pierres, sur des tessons éparpillés mélangés à de la terre, et sur ce qui semblait être d'autres os humains: une partie d'un pied, pensa-t-elle, et une vertèbre. A côté de la fosse, sur une dalle de grès, quatre mâchoires inférieures avaient été soigneusement alignées: trois qui provenaient d'adultes, une d'un enfant encore presque en bas âge. Elle regarda cette disposition, fronça les sourcils, les releva. Réfléchit Regarda à nouveau autour d'elle. Il n'avait pas plu (en tout cas il n'y avait pas eu de pluie projetée par le vent à l'intérieur de cet endroit abrité) depuis que quelqu'un était venu creuser. Mais de toute façon, quand donc avait-il plu ? A Chaco, pas depuis des semaines. Mais Chaco se trouvait à environ trois cent kilomètres au sud-est

La nuit était silencieuse. Derrière elle, elle entendit le curieux chant des petites grenouilles qui semblaient se multiplier dans ce canyon chaque fois que de l'eau s'y amassait. Des grenouilles-léopards, ainsi que les avait appelées Eddie. Et elle entendit à nouveau le sifflement L'oiseau de nuit. Plus proche maintenant. Une demi douzaine de notes. Elle fronça les sourcils. Un oiseau ? Qu'est-ce que ça pouvait être d'autre ? Elle avait vu au moins trois sortes de lézards en venant de la rivière: un fouette-queue, un grand lézard à collier et un autre qu'elle ne pouvait identifier. C'étaient des animaux nocturnes. Emettaient-ils des sortes de sifflements pour l'accouplement ?

A la mare, la lumière de sa torche lui renvoya des dizaines de petits points lumineux : des yeux de grenouilles. Elle resta là à les regarder tandis qu'elles sautaient, prises de panique à cause de sa gigantesque présence, vers la sécurité que représentait l'eau noire. Puis Eleanor Friedman-Bernal fronça les sourcils. Il y avait quelque chose d'étrange.

A moins de deux mètres de l'endroit où elle se tenait, l'une des grenouilles était retombée au milieu d'un bond. Puis elle en remarqua une autre, une demi-douzaine d'autres. Elle s'accroupit sur les talons à côté de la grenouille et l'étudia. Puis elle fit de même pour une autre, une autre et une autre encore.

Elles étaient attachées. Un fil blanchâtre (peut-êb-e une fibre de yucca) avait été noué autour de l'une des pattes arrière de chacune de ces minuscules grenouilles vertes et noires puis autour d'une brindille plantée dans la terre humide.

Elle se redressa d'un bond, brandit sa lampe en tous sens autour de la mare. Elle pouvait maintenant voir les dizaines de grenouilles prises de panique qui faisaient ces bonds étranges, avortés lorsqu'un fil les ramenait totalement au sol. Pendant plusieurs secondes, son esprit lutta pour traiter cette information porteuse de folie, irrationnelle et contre nature. Qui donc... ? Cela ne pouvait être que l'acte d'un être humain. Qui ne pouvait pas être issu d'un esprit sain. Quand ? Combien de temps ces grenouilles pouvaient-elles survivre juste à côté de cette eau salvatrice qui restait hors d'atteinte ? C'était de la démence. A cet instant précis elle entendit à nouveau le sifflement. Juste derrière elle. Pas un oiseau de nuit. Pas une variété de reptile. C'était une mélodie que les Beatles avaient rendue célèbre. " Hey, Jude ", en étaient les premières paroles. Mais Eleanor ne la reconnut pas. Elle était trop terrifiée par la silhouette bossue qui sortait du clair de lune pour pénétrer dans cette poche de ténèbres.

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