Extrait de << Opération Raz de marée >> De DUGAN et STEWART

 

 

 

 

 

Assez bizarement il y avait neuf mois que le dictateur de la Roumanie Ion Antonescu marionette de Hitler, avait déclaré la guerre aux états-unis, mais il ne fut honoré d'une contre-déclaration que lorsque Washington voulut légaliser une invasion du ciel roumain par Halverson. Hap Arnold ordonna à Hurry-Up d'attaquer la plus grande raffinerie de pétrole de l'Europe ; situé à Ploesti, le complexe de l'Astro Romana avait une capacité annuelle de production de 2 000 000 de tonnes.

Les aviateurs s'interrogèrent: " Où se trouve ce Ploesti ? Pourquoi Ploesti ? " Leurs chefs connaissaient bien le nom: la capture ou la destruction de Ploesti était depuis longtemps un problème classique dans les écoles militaires. Le nom était souvent prononcé dans des bureaux hermétiques de Washington, de Londres, de Berlin, de Moscou et du Caire. Les raffineries de Ploesti produisaient un tiers de l'essence à haut degré d'octane pour l'aviation d'Adolf Hitler, du fuel pour ses chars d'assaut, de l'essence ordinaire et des lubrifiants. De Ploesti provenait la moitié du carburant qui permettait aux divisions cuirassées de Rommel de se promener sur les mers de sable de l'Afrique méditerranéenne. En cette période critique, la destruction de l'Astro Romana semblait être le seul geste pouvant arrêter Rommel au bord du delta égyptien et stopper la formidable poussée allemande en direction de Bakou. Si Hitler s'emparait du pétrole de Bakou, la machine nazie aurait pour longtemps de quoi étancher sa soif, et Bakou était situé au-delà du rayon d'action de n'importe quelle base éventuelle des Alliés, au-delà aussi du rayon d'action de n'importe quel bombardier en cours de production. Du point de vue de l'aviateur, Ploesti était la clef de nombreuses portes.

L'ardent ami du président Roosevelt, Harry Hopkins, avait insisté pour qu'une attaque fût lancée le plus tôt possible sur Ploesti Le général d'armée de la R.A.F., sir Arthur Tedder, offrit du carburant et des bombes prélevés sur ses maigres réserves africaines. L'attaché militaire américain au Caire, le colonel Bonner F. Fellers, déclara que les raffineries de Ploesti constituaient " de loin l'objectif le plus décisif ", en fait, " l'objectif stratégique de la guerre ", et qu'elles se trouvaient " à portée des bombardiers lourds américains ". En ordonnant le bombardement de Ploesti, le Comité mixte des Chefs d'Etat-Major passait outre aux pressentiments de quelques aviateurs. Certains soutenaient en effet que Ploesti était trop loin, que jamais des avions ne pourraient y transporter un chargement de bombes raisonnable, que pour être en mesure de rentrer à leur base, ces avions devraient remplacer des bombes par du carburant supplémentaire. Comment un Liberator pourrait-il amener jusqu'à Ploesti plus d'une tonne de bombes ? Or, Halpro était réduit à treize appareils.

Mais, étant donné la progression rapide de Rommel en direction du Nil, c'était tout de suite ou jamais. Sam Nero peignit de faux insignes sur les B-24, et il les emmena sur la base de départ, l'école de pilotage de la R.A.F. à Fayid, sur le golfe de Suez ; elle avait été bombardée quatre fois par la Luftwaffe au cours des derniers quinze jours. Halverson exposait ainsi sa force uniquement pour atteindre sa base la plus avancée. Halpro se posa à Fayid le jour où la courageuse garnison des Français libres quittait Bir-Hakeim, et où l'Afrika Korps se reformait en vue de la marche de la victoire en Egypte. Au Caire, le bruit courait que Hitler avait réservé deux étages de l'hôtel Sheppard pour recevoir la capitulation de l'Afrique.

Washington demanda à Moscou d'autoriser Halpro à atterrir derrière les lignes russes, afin de raccourcir la durée du vol. Le Kremlin demeura silencieux. Les " flibustiers " américains allaient donc affronter le raid de bombardement le plus long de l'histoire. Aucun d'entre eux n'avait encore participé à un combat, ni lancé une seule bombe armée, ni aperçu le moindre avion de chasse ennemi. Ils allaient survoler de nuit des pays inconnus sur lesquels régnerait le blackout, sans cartes appropriées, en faisant une entorse à la doctrine américaine du bombardement de jour pour lequel ils avaient été entraînés et le Liberator conçu.

Les Américains n'avaient jamais expérimenté cet avion en combat. La première série produite avait pris le chemin de l'Angleterre, où les B-24 avaient été surnommés les Liberators. Il s'agissait d'une grande machine efflanquée, pourvue d'ailes montées haut et très minces qui semblaient incapables de porter le poids de l'appareil; Le B-24 avait deux gouvernails de direction ovales et jumelés, un train d'atterrissage à suspension basse. Cependant, la " Vache Pleine ", comme les aviateurs l'avaient surnommé, pouvait voler plus vite et plus loin à 6 000-7500 mètres d'altitude que la Forteresse Volante B-17 tant vantée, et avec un plus lourd chargement de bombes.

Avant le décollage, Kalberer tomba sur un mécano australien qui connaissait bien le LB-30 ( c'est-à-dire le Liberator tel que J'appelait la Royal Air Force).

-Vous ne pourriez pas jeter un coup d'oeil à mon atterrisseur droit ? demanda le pilote. Il ne veut pas s'escamoter.

L'Australien se glissa sous l'appareil et dit :

-Ça ne m'étonne pas, votre amortisseur n'a jamais été fait pour un Liberator. Je vais voir au magasin.

Il revint avec un amortisseur pour Liberator .

Un officier de la R.A.F. fit un amphi aux hommes désignés par Halverson pour la mission. Il les mit en garde contre un Ploesti truqué que les Allemands avaient construit à une quinzaine de kilomètres à l'est du véritable objectif, et il leur indiqua la route à suivre: traverser la Méditerranée en direction d'un phare situé sur la côte turque.

- Mais il ne faudra pas, messieurs, et j'y insiste, que vous pénétriez dans le territoire neutre de la Turquie.

Les aviateurs se regardèrent: la ligne droite vers l'objectif passait par la Turquie. L'officier de briefing poursuivit :

-Vous virerez sur la gauche et de cette façon vous longerez le territoire turc, puis vous reprendrez le cap nord-est au-dessus de la Grèce septentrionale ( occupée par les Allemands) vers le port roumain de Constantsa sur la mer Noire. Vous suivrez le pipe-line à l'ouest du Danube. Vous remonterez ensuite le fleuve à l'intérieur des terres jusqu'à ce que vous arriviez à une fourchette et à une île en losange. A cet endroit, mettez le cap au nord et vous arriverez tout droit à la raffinerie de l'Astro Romana.

Les aviateurs poussèrent des gémissements. Un officier américain de renseignements conclut le briefing par ces mots :

- C'est une mission de la plus haute importance, et elle pourra avoir des conséquences immenses. Vous lancerez vos bombes d'une altitude de 9000 mètres, et vous irez vous poser à Ramadi en Irak.

Le capitaine John Payne, qui était l'un des pilotes, raconta par la suite: " Pour nous, ce briefing semblait tiré du Wonderful Wizard of Oz. La plupart de nos appareils seraient incapables de grimper à 9 000 mètres avec un réservoir supplémentaire dans la soute à bombes et six bombes de 500 kilos. Et la distance ! Nous calculâmes que le circuit mesurait 4 186 kilomètres. Même en retirant les bombes et en mettant deux réservoirs de carburant dans la soute à bombes. nous savions ,bien que nous ne reviendrions jamais si nous suivions la route indiquée! " ! Le navigateur de la mission était le lieutenant Bernard Rang, diplômé d'une école civile de transports aériens ; sans avertir Halverson, il convoqua les navigatet.1rs des équipages dans sa chambre. Rang épingla sur le mur une carte du Moyen-Orient éditée par la National Geographic Society et déclara :

-C'est impossible. Si nous devons contourner toute la Turquie, personne n'arrivera en Irak. Mais, au nom du ciel, n'atterrissez pas en Turquie: vous seriez internés jusqu'à la fin de la guerre. Si votre pilote insiste pour se poser en Turquie sous le prétexte qu'il est à court de carburant, débrouillez-vous pour le persuader d'aller jusqu'à Alep, en Syrie. Ou tâchez d'atteindre l'Euphrate et de suivre ce fleuve jusqu'à Ramadi.,

Bien que le Kremlin n'eût toujours pas répondu à la requête concernant un atterrissage en U.R.S.S., Rang ajouta :

- Vous pourriez peut-être vous poser à Tiflis. Il y a là-bas des rousses...,

Le reste de re briefing ne fut pas prononcé, car Hurry-Up Halverson fit une irruption dramatique dans la pièce. Les navigateurs sursautèrent, devinrent tout yeux, tout oreilles. Le colonel suivit du doigt un pli bien usé sur la carte: la ligne de longitude 30° Est qui venait d'Egypte et traversait la Turquie en direction de la mer Noire. Il dit :

- Qu'y pouvons-nous si la National Geographic Society a tracé cette ligne à travers la Turquie ? Autre chose : je suggère que nous lâchions nos bombes d'une altitude de 4000 mètres. Sans ajouter un mot, il sortit. Les navigateurs hurlèrent leur soulagement.

La première expédition américaine sur Ploesti -en vérité la première expédition de l'aviation américaine contre un objectif en Europe- décolla à 22 heures 30 le 11 Juin 1942. Chaque appareil agissait individuellement pour son propre compte: les pilotes ne pouvaient pas en effet voler de nuit en formation, et cependant des chasseurs en quête de proies risquaient de détecter à courte distance les échappements non amortis des moteurs. Un Liberator, Little Eva, piloté par Wilber C. West grimpa dans des aJtitudes glacées. Son navigateur Charles T. Davis (le journaliste de Pittsburgh) raconta : " Le froid pénétrant, presque insupportable, atteignait 40 degrés au-dessous de zéro et sapait nos forces. Il gela le masque à oxygène de l'un de nos mitrailleurs, et West traversa en trébuchant les soutes à bombes glaciales, éventées, juste à temps pour lui apporter un masque de rechange et lui sauver la vie. Le froid épaississait aussi graduellement l'huile à machine sur notre viseur de lance-bombes ".

Quelques heures après le décollage, le Kremlin autorisa Halpro à atterrir en Russie; mais les aviateurs ayant condamné leurs postes de radio, ils ne purent être avisés de cette nouvelle.

Kalberer, qui était aux commandes de l'appareil de tête, atteignit Constantsa dès les premières lueurs de l'aube, et il n'aperçut aucun autre Liberator dans le ciel. Mais, vers l'est, il vit quelque chose qui ressemblait à une aurore boréale. Ce phénomène était causé par les trajectoires luisantes des obus de mortier de 90 qui tombaient sur Sébastopol au cours de l'effroyable bataille de Crimée. Kalberer vira vers l'ouest et regarda le Danube au-dessous de lui. La configuration du fleuve ne ressemblait pas à celle qu'il avait étudiée sur sa carte en Egypte: le Danube était en crue, et une eau boueuse recouvrait ses rives. Où trouver la fourchette et l'île à partir de laquelle il devrait tourner en direction de Ploesti ? Derrière lui, le navigateur borgne de Babe the Big Blue Ox, le lieutenant Shea, retira sa veste fourrée du viseur de lance-bombes ; il avait grelotté pendant tout le trajet au-dessus de la Turquie pour l'empêcher de se geler. Dans le détachement Halpro, les navigateurs servaient aussi de bombardiers pour économiser le poids.

L'équipage qui survolait à présent des territoires contrôlés par les Allemands, était silencieux et solennel ; il pensait à la chasse ennemie. Shea entendit un cri sur l'interphone et se dit: " Oh, mon Dieu, voici les chasseurs! " Il regarda par la vitre et reconnut le Liberator du lieutenant Mark Mooty : c'était le premier avion qu'ils voyaient depuis le décollage. Shea fit de grands signes à son collègue, le lieutenant Theodore E. Bennett, dans la coque de Mooty. Bennett répondit par un haussement d'épaules éloquent: il était perdu, lui aussi.

En bas, des explosions lançaient des éclairs sur la terre sombre. Etaient-ce des bombes qui éclataient, ou les bouches à feu des canons de la Flak ? Ils n'avaient jamais vu aucun de ces deux phénomènes. Eparpillée, incapable de se repérer au sol, la mission pénétra soudain dans des nuages épais. Trois moteurs de Little Eva, dont le système d'alimentation était gelé, tombèrent en panne. L'équipage s'efforça de les réactiver, mais le pilote fit demi-tour. Little Eva lâcha ses bombes sur des navires dans le port de Constantsa.

- Alors, navigateur ? demanda le pilote de Babe the Big Blue Ox.

Shea s'imagina qu'il devait être au-dessus de la raffinerie de l'Astro Romana, et il la largua les cinq premières vraies bombes de sa carrière d'aviateur. Babe bondit de soulagement, et son pilote exécuta un grand virage pour foncer vers la mer Noire. Il atterrit à Alep, en Syrie, et aussitôt fut entouré de soldats armés de mitraillettes. Un officier français retint ses hommes.

-Baissez vos armes. Ce sont les mêmes types que ceux qui viennent de se poser.

Un autre appareil de Halpro se trouvait déjà à Alep. Le lieutenant Mooty atterrit sans mal dans une région inculte de l'Irak, près de l'Euphrate. Le Liberator fut encerclé par une bande de brigands du désert. Les mitrailleurs américains se préparèrent à se défendre à la manière de voyageurs d'un train assiégé par les Sioux, et ils furent sauvés in extremis par la cavalerie, sous la forme d'un char blindé français.

A court de carburant, Little Eva se posa sur l'aéroport civil d'Ankara. Le directeur de l'aéroport se précipita et offrit à l'équipage une boîte de friandises. Un officier turc vint regarder l'appareil de près, en hochant la tête.

-Little Eva ? dit-il. Si c'est là une petite Eve, à quoi ressemble donc une grosse Eve ?

Pendant que l'équipage prenait son petit déjeuner au café de l'aéroport, avec du café sirupeux et du fromage de chèvre, deux autres B-24 atterrirent, suivis de près par un Messerschmitt 109 qui leur avait donné la chasse depuis le territoire roumain. Tous trois étaient à court d'essence.

Un quatrième B-24 étrenna une base turque de chasseurs qui n'était pas encore terminée. A son bord, se trouvaient les premiers soldats de l'Année de l'Air américaine blessés au-dessus de l'Europe : le pilote Virgil Anderson et le mitrailleur Enoch G. Kusilavage. Ils avaient été touchés au cours d'une escarmouche avec un chasseur allemand. Les autres appareils atteignirent l'Irak.

La pénétration de Halverson dans les Balkans ne causa que des dégâts insignifiants aux raffineries. Néanmoins, il s'agissait là d'un exploit extraordinaire dans l'histoire aérienne de la Deuxième Guerre mondiale. Sur treize appareils, douze atteignirent le secteur de Ploesti ; aucun ne fut abattu par les Allemands, et à bord il n'y eut pas un tué à déplorer. La mission de Halverson avait beaucoup mieux " marché " que le raid de Doolittle sur Tokyo: Doolittle avait perdu ses seize avions; il avait eu cinq tués et quatre prisonniers. Les " trente secondes sur Tokyo " de Doolittle bénéficièrent d'une grande publicité pour raffermir le moral de l'arrière. Halverson n'en reçut pas la moindre.

Le lendemain du raid de Halpro sur Ploesti, la presse resta muette. Washington ne publia pas de communiqué. La grosse nouvelle aérienne du jour en provenance du Caire fut l'escale en Egypte de quelques-uns des rapatriés de Doolittle qui, après avoir sauté en parachute au-dessus de la Chine, rentraient aux Etats-Unis. Le surlendemain, des journaux reproduisirent une dépêche datée d'Ankara, selon laquelle des bombardiers non identifiés avaient atterri en Turquie. Le silence de Washington incita Joseph Goebbels, le ministre allemand de la Propagande, à déclarer que ces bombardiers avaient été contraints d'atterrir pendant qu'ils lâchaient des brochures de propagande sur la Turquie. La radio de Vichy assura que c'étaient des avions américains prêt-bail qui essayaient de gagner Sébastopol. Goebbels trouva mieux : la radio allemande annonça que les avions étaient des bombardiers chinois. Le troisième jour, le New York Times réunit des dépèches de Turquie sous une manchette de six colonnnes à la une: DES BOMBARDIERS AMERlCAINS PARTIS D'UNE BASE MYSTERIEUSE ATTAQUENT LE SECTEUR DE LA MER NOIRE. Washington ne souffla mot. Pas de livres, pas de chansons, pas de tournées triomphales pour les héros de Ploesti. Rares furent les Roumains à se rendre compte qu'il s'était passé quelque chose d'important, A Bucarest, les gens les mieux informés adoptèrent la thèse de Vichy: des avions américains avaient survolé la Roumanie au cours d'un vol de prêt-bail vers la Russie. Cependant, il se trouva un homme, dans ce pays. pour prendre bonne note de l'affaire: l'attaché militaire à l'ambassade d'Allemagne à Bucarest, le colonel de la Luftwaffe Alfred Gerstenberg, réunit son état-major nazi " d'assistance militaire " et annonça :

-Une quinzaine de bombardiers lourds américains du type le plus récent et à grand rayon d'action ont pénétré dans les secteurs 65, 75, 35 de la Zone de Défense :24 Est (Ploesti-Constantsa). C'est un début.

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