Extrait de << Du ciel aux enfers>> Hans HAHN


Parfois, le destin, avant de précipiter sa victime dans une dure épreuve, lui donne un avertissement, comme pour la préparer au danger et à la souffrance. En ce qui me concerne, le ciel ne m'a même pas fait la grâce d'une telle mise en garde. Au contraire: c'est avec une soudaineté foudroyante que les événements se sont abattus sur moi.

Cela se passa un dimanche, exactement le 21 février 1943. Le matin, j'avais quitté notre abri avec l'intention de me rendre à Riga, afin de régler, à l'administration centrale de la Luftwaffe, certaines questions de service, notamment celle de ma permission. Toutefois, je voulais encore descendre aussi rapidement que possible mon cent cinquantième avion ennemi, ce qui m'aurait valu la faveur de passer avec ma femme quelques journées à l'hôtel de la Zugspitze . Peut-être l'occasion d'atteindre ce chiffre s'offrirait-elle bientôt. Seulement, par cette journée glaciale le thermomètre indiquait 38 degrés au-dessous de zéro, je ne pensais pas le moins du monde à une mission quelconque; par conséquent, j'avais pour une fois troqué l'habituelle combinaison fourrée contre mon vieil uniforme blanc d'aviateur sportif. Mais comme je me dirigeais vers le terrain, escorté par Lux, mon fidèle Danois, je vis venir à ma rencontre, presque en courant, mon camarade d'escadrille Stotz qui m 'annonça une activité particulièrement forte de l'aviation russe au-dessus du secteur de Demiansk. Notre infanterie réclamait de toute urgence l'intervention de la chasse. L'armée allemande était alors en train d'évacuer le saillant terriblement étiré de Demiansk pour se retirer sur de nouvelles positions.

-Ces petits messieurs en prennent beaucoup trop à leur aise, grommela Stotz. Il va falloir leur donner une bonne leçon.

Dans ces conditions, il n'était évidemment pas question d'une promenade jusqu'à Riga. J'attachai Lux qui en avait l 'habitude à ma canne fichée dans la neige; je savais qu'il attendrait patiemment mon retour. Ainsi, à chaque atterrissage, c'était cette brave bête qui m'accueillait la première.

-A tout à l'heure, Lux !

Je venais de fixer les sangles du parachute et allais me hisser dans l'appareil quand je vis arriver mon vieil ami Alphonse, les bras chargés de courrier. Il m'apprit que notre avion postal, un Junkers 52, m'avait apporté un gros paquet de lettres, dont quatre de ma femme.

-Mets-les sur mon bureau. Dans trois quarts d'heure, je serai de retour et pourrai les lire en toute tranquillité...

A neuf heures précises, l'escadrille, groupée sur le petit terrain de Rjelbitzy, dans le secteur nord du front, lança ses moteurs. Nous décollâmes, dans le vrombissement familier de nos Messerschmidt, et, montant par paliers, prîmes la direction du Lac Ilmen que nous atteignîmes dix minutes plus tard, au-dessus de Staraja-Rustja. Déjà, les guetteurs du saillant nous signalaient la présence de nombreux << Indiens >> (notre nom de code pour les chasseurs ennemis). Bientôt, Stotz, l'homme aux yeux d'aigle, dont l'appareil se maintenait à une cinquantaine de mètres du mien attira mon attention sur un coin de l'horizon bleu pâle. De nombreux points noirs tournoyaient en un ballet échevelé. Les Russes s'apprêtaient à nous recevoir.

Dans quelques instants, allait recommencer la danse folle, toujours aussi excitante, que j'aimais tant, -danse dont j'avais appris les figures au-dessus de la France, de la Manche, de l'Angleterre et,finalement de la Russie. A vrai dire, les combats sur le front de l'Est ne paraissaient guère dangereux, comparés à ceux que j'avais livrés à l'ouest; les mille précautions indispensables là-bas semblaient superflues ici. Au-dessous de nous s'étendait non pas la mer, mais la terre ferme. Finis les vols à dix mille mètres d'altitude; à présent, notre terrain de chasse atteignait tout juste les trois mille; l'absence d'équipement spécial, -gilet de sauvetage avec sa bouteille d'air comprimé, canot pneumatique, sachet de boules colorantes à dissoudre dans l'eau, pistolet à fusées éclairantes et, surtout, l'encombrant masque d'oxygène, -nous donnait une magnifique sensation de liberté et de légèreté. Avec mon petit Messerschmidt, merveilleusement rapide et agile, j'éprouvais une envie folle d'engager le combat dont je devais, à tout prix, sortir vainqueur. Lui ou moi, -car un seul des adversaires regagnera sa base. Même acculé à la défensive, le chasseur est condamné à attaquer. Ses armes sont installées de façon à cracher le feu uniquement vers l'avant, pas une seule mitrailleuse ne défend ses arrières. C'est pourquoi le premier commandement du pilote de chasse ordonne: tu te placeras derrière l'ennemi ! Ceci fait, le reste sera facile.

Le degré de formation des aviateurs russes était nettement inférieur au nôtre et à celui des Anglais. De plus, nos Messerschmidt n'avaient plus devant eux des Spitfire, adversaires dangereux, mais des Airocobra et des Lagg. En outre, je n'avais remporté jusqu'alors que des victoires; c'était sans doute là le facleur essentiel de mon sentiment de supériorité. En avant donc, songeais-je, sus à l'ennemi ! Le premier en place tirera la première rafale qui sera souvent la rafale décisive. Les points noirs grandirent rapidement et se révélèrent comme une bonne cinquantaine d'Airocobra. Dès la première passe, j'eus un << nez pointu >> juste devant moi. Encore cent mètres, soixante-dix, cinquante, puis, mon appareil crache une gerbe de feu. Une explosion aveuglante, le russe avait disparu. Stotz, mon fidèle ailier, lui aussi engagé contre un autre adversaire, trouva le temps de me lancer par la radio : << Celui-là ne s'y frottera plus ! >> J'aurais voulu choisir une seconde victime, mais, pour l'instant, j'avais d'autres soucis. Un appareil frappé de l'étoile ronge avait réussi à se placer juste derrière moi, ses pruneaux s'enfonçaient avec un claquement désagréable dans mon aile gauche et s'approchaient dangereusement du fuselage. En voilà encore un qu'il aurait fallu << corriger >>, seulement, je devais d'abord me débarrasser de lui. Quelques virages brutaux me permirent de le semer, mais je me rendis vite compte que j'avais affaire à un véritable expert. L'animal me menait la vie dure. Du fait de nos piqués successifs, le combat se dérou-lait à présent à proximité du sol, au ras des arbres serrés. Je commençais à avoir chaud dans mon poste de pilotage. Bientôt, je fus forcé de repousser les vitres couvertes de buée. Entre-temps, le premier adversaire de Stotz s'était abattu en flammes, assez loin sur ma droite. Mon camarade venait de m'annoncer sa seconde victoire, je n'avais pu l'observer, car nous étions déjà trop loin l'un de l'autre, quand "mon " Russe, passant devant moi, amorça une chandelle et essaya de s'échapper vers l'Est. L'instant d'après, je fus en bonne position de tir ; une brève giclée de balles l'appareil du Russe fit un saut périlleux eh avant et s'écrasa dans la forêt. Une gigantesque torche, allumée en une fraction de seconde, marqua le point de sa chute. Je poussai un soupir de soulagement ; il m'avait vraiment ennuyé, celui-là ! Mais je n'étais pas encore au bout de mes peines. Comme j'avais constamment foncé à plein gaz, la température de l'huile avait monté de façon alarmante. Une âcre odeur de caoutchouc brûlé et de métal surchauffé indiquait que quelque chose était en train de roussir. Plutôt désagréable ! Par-dessus le marché, j'étais seul; plus exactement, j'étais le seul Allemand, au milieu d'une trentaine de Russes qui tournoyaient au-dessus et derrière moi. Je résolus donc de mettre le cap sur l'ouest. Par mes manœuvres frénétiques au ras de l'infinie mer d'arbres, dépourvue de tout point de repère, j'avais si bien perdu ma direction que je ne savais même plus si je me trouvrais au-delà ou en deçà de nos lignes. Au bout d'une demi minute, j'aperçus, nettement au-dessus de moi, deux chasseurs russes qui s'apprêtaient à m'attaquer. Seul, mes munitions presque épuisées, avec mon moteur en train de chauffer, je ne tenais pas du tout à reprendre la bagarre. Abandonnant ce qui me restait d'altitude, je plaquai mon Messerchmidt sur les cimes des arbres, ce qui me permit d'échapper aux Russes. Mais, quelques secondes plus tard, une violente secousse quelque part dans le moteur ébranla durement l'appareil. Aussitôt, l'hélice.s'arrêta, il y eut un silence épouvantable. La vitesse au badin était tout Juste de 200 km, dans quelques instants, j'allais m'enfoncer, tomber comme une pierre. Le thermomètre d'huile arrivait à la marque rouge. Avec cette vitesse réduite, il ne fallait pas songer à regrimper suffisamment pour sauter en parachute. D'un autre côté, entrer à cette allure dans la masse compacte de la forêt ne paraissait pas non plus une solution bien séduisante. Au fait, n'avais-je pas entrevu, sur ma gauche, un large chemin forestier ? Peut-être pourrais-je m 'y poser sur le ventre ? Sans hésiter, je décrivis un virage de 180 degrés et, toujours à la même altitude, me glissai dans ce que j'avais pris pour un chemin forestier. Horreur ! Le chemin était en réalité une route sur laquelle défilait dans la même direction que moi, une interminable colonne d'hommes emmitouflés de fourrures. Je lançai par la radio un dernier: " Mon vieux Stotz, ils m' ont eu. Suis obligé de me poser ; puis, je débranchai le circuit électrique et, à 150 km-heure, atterris juste à côté de la colonne. Un nuage aveuglant de neige enveloppa ma glissade éperdue; un dernier choc, je me frottai les yeux et constatai que l'appareil presqu'intact gisait sur le ventre.

 

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