10.000 d'histoire arctique, J. Louis Giddings

 

En retirant les derniers matériaux culturels de la maison 30 Anderson et ses assistants constatèrent qu'en trois endroits, le plancher avait été bouleversé. Comme ces trous avaient dû être faits peu de temps avant l'écroulement de la maison en feu, Anderson commença à sortir avec précaution ce qui ressemblait à des matériaux encombrants tombés dans l'un des trous. Trente centimètres plus bas, il atteignit une couche d'ossements. Mais il comprit très vite, à la forme particulière de l'un d'entre eux, qu'il ne s'agissait pas du squelette d'un animal, mais bien de celui d'un être humain, plus précisément d'un enfant. Nous nous étions tous rassemblés pour observer cette fouille inhabituelle ou même pour y participer. Tout doucement, armés des truelles et des brosses, nous parvenions à ouvrir les trois fosses ; alors surgit devant nos yeux une tragédie humaine vieille de quelque deux mille ans.

Le premier squelette, dans le coin sud de la maison, était celui d'un enfant âgé peut-être de six ans. Les os des bras et le crâne gisaient juste sous la poutre de fondation, tandis que le reste du squelette, très abîmé, s'étendait dans le périmètre intérieur de la maison. Après avoir nettoyé les humérus des derniers grains de sable, nous vîmes que l'enfant tenait à la main le manche de bois d'une herminette. Le bois ne laissait qu'une marque noire sur le sable, mais le manchon en andouiller était intact ainsi que la lame insérée, en roche verte. Apparemment, l'enfant était mort pendant qu'il creusait un trou sous la poutre de fondation, dans l'angle sud-est de la maison. Dans l'angle nord-est, même décor. Là encore, le squelette, moins bien conservé que le premier, était celui d'un petit enfant. La tête et l'humérus droit s'étendaient sous le coin de la maison et une autre tête de hachette, avec sa lame de roche verte, gisait dans une position identique à la première. La troisième fosse était située à l'ouest. Là, c'était un squelette d'adulte; on pouvait reconnaître une femme, malgré l'état délabré du crâne et des membres. Un troisième manchon d'herminette avec une lame bien conservée était couché devant elle, comme si elle était en train de creuser, elle aussi, sous la poutre de fondation.

Maintenant, nous pouvions presque reconstituer les dernières minutes de vie dans la maison 30. Une femme et ses deux enfants avaient été en quelque sorte pris au piège à l'intérieur de leur demeure par le feu qui gagnait. Peut-être l'incendie parti du foyer de la cuisine les avait-il surpris dans leur sommeil ? Peutêtre avaient-ils été empêchés ou avaient-ils refusé de grimper pour se sauver dans un trou de fumée en flammes ? La mère avait donné une hachette à chaque enfant et en avait pris une elle même, choisissant de creuser hors de la maison en feu. Ils avaient tous les trois légèrement progressé avant d'être suffoqués par la fumée; d'ailleurs, même s'ils avaient pu creuser assez longtemps, ils auraient probablement été arrêtés par le sol gelé, car la maison fouillée en profondeur indiquait que c'était une résidence d'hiver.

Mais pourquoi la femme n'avait-elle pas attrapé ses enfants pour les pousser hors du trou de fumée, même si elle-même ne pouvait s'échapper de cette façon ? Par la suite, un autre indice nous permit de mieux reconstituer la scène. Dans la terre décolorée où la poussière d'un os du bassin de la femme avait laissé son empreinte, il y avait une pointe de flèche. Ce pouvait être un silex tombé dans la fosse par hasard; ce pouvait aussi bien être une tête de flèche lancée d'en haut sur la femme. Jusqu'à une époque récente, les Esquimaux du golfe de Kotzebue continuaient à redouter les attaques des Indiens ou de ce peuple arctique à demi fabuleux, qui vivait quelque part au nord de la chaîne de Brooks. Dans les années 40, les vieux de la région du Kobuk me dirent comment ils avaient été amenés à craindre des attaques surprises. Un ennemi s'approchait, toujours dans l'obscurité ( qui vient vite en hiver ), versait de l'huile bouillante par la lucarne et attendait à l'entrée que la panique fasse sortir les habitants. Aussi, pensant à la tragédie de la maison 30, ceux qui s'attachaient aux preuves se représentèrent-ils exactement un événement de ce geme -un ennemi tirant sa flèche sur la femme qu'il avait surprise en train de préparer son repas sur le feu, puis versant de l'huile sur les flammes pour être sûr que personne ne puisse utiliser la maison une autre fois. A partir de là, nous pouvions comprendre dans quel état d'esprit se trouvait cette femme avec ses deux enfants, soupesant les risques, terrifiée par le feu, plus terrifiée encore par l'ennemi qui l'attendait dehors.

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