Extrait de << Mes combats >> de René Fonck

 

J'ai remporté, le 9 mai 1918, ma principale victoire. Je rêvais depuis quelque temps de triompher en vingt-quatre heures, de cinq adversaires et me disais que personne sans doute ne pourrait, d'ici longtemps, dépasser cette performance.
Le soleil, à la pointe du jour, s'était levé radieux, mais un brouillard épais, s'étendant peu à peu, avait bientôt rendu impossible toute observation.
Vers 10 heures, la brume commençait à se dissiper et trois quarts d'heure après, je pouvais prendre le départ en compagnie du capitaine Battle et du lieutenant Fontaine.
A peine sur les lignes, nous tombions sur une patrouille composée d'un appareil de reconnaissance protégé par deux biplaces de combat.
D'un mouvement convenu d'avance, je donnais immédiatement le signal de l'attaque et de face à la première rafale, j'atteignis en plein le pilote ennemi, sans m'inquiéter de lui davantage, pour éviter d'être touché à mon tour, j'effectuai un rapide retournement suivi d'une glissade. Ainsi j'étais placé sous l'aile d'un autre boche dont le mitrailleur cherchait à me reprendre, mais il était déjà trop tard. Une deuxième fois j'ouvris le feu et le second adversaire culbuta tandis que le troisième échappait à mes camarades.
Me voyant en train de virer, ce dernier me crut hors d'état de le poursuivre et piqua droit ; cette erreur causa sa perte. J'étais au bout d'une seconde derrière lui en position de tir et profitai aussitôt de mon avantage. Son appareil, brisé en l'air descendit en plusieurs morceaux : il avait subi le même sort que ses compatriotes.
Le combat avait en tout duré quarante cinq secondes. Les trois biplaces, aux abords de nos tranchées furent retrouvés près de Grivesne, à moins de 400 mêtres l'un de l'autre.
Nous étions à peine à terre et déjà, de tous les points de l'horizon, les téléphones signalaient mon triple exploit.
Je réfléchis que l'ennemi ne manquerait pas de s'affoler et complétai rapidement ma provision d'essence. Autour de moi, c'était une véritable explosion d'enthousiasme, mais il n 'y avait pas une minute à perdre et vers 17 h. 30, je décollais de nouveau en même temps que le sergent Brugère et le lieutenant Thouzelier .
Dans le ciel, des nuages épars, emporté par le, vent, formaient à présent de vastes écrans derrière lesquels il était facile de se dérober.
A 18 h. 20, je reconnus un Boche évoluant au-dessus de Montdidier. Un champ de brume nous séparait. Je fonçai hardiment à travers cet obstacle, qui, pareil à de l'ouate, m'enveloppa tout entier.
Il est facile d'abattre un ennemi à l'instant où on sort du brouillard . Débouchant à 30 mètres, je surpris l'observateur penché sur le fuselage pour opérer un réglage. Une rafale de balles eut vite fait le culbuter. J'avais toutefois perdu de vue mes compagnons et en moi-même je n'en étais pas trop fâché. Je préfère évoluer seul au milieu de mes adversaires, sans avoir le soin de protéger mes camarades. La solidarité nous impose de sortir d'embarras un compatriote en état d'infériorité. Je tâche de jamais faillir à ce devoir, mais j'aime par dessus tout ma liberté d'action car elle est indispensable au succès de mes entreprise. Quatre Fockers parurent alors, et, presque aux-dessus d'eux, les dominant, cinq albatros Seul contre neuf, ma situation devenait .périlleuse. J'hésitais à attaquer, mais le désir de parfaire ma performance l'emporta sur prudence et je choisis les risques du combat. Les Fockers filaient en triangle et, de l'altitude très élevée où je me trouvais, j'eus vite fait de combiner mon plan d'attaque. Je piquai droit sur l'adversaire à une vitesse d'au moins 240 à l'heure et, me glissant entre. les deux escadrilles, j'atteignis le dernier Focker en surveillant les albatros A 30 mètres je lui décochai par derrière la première salve et le vis aussitôt tomber devant moi. Avertis par le crépitement de ma mitrailleuse, les deux Boches les plus rapprochés virèrent en même temps pour venir à ma rencontre, mais je marchais à une vitesse de 8 mètres à la seconde, et sans leur laisser le temps d'achever leur mouvement, je réussi à passer au milieu d'eux. Huit secondes leur furent nécessaires pour se remettre en ligne. Elles me suffirent pour joindre et abattre le chef de la patrouille. A leur tour, les albatros plongeaient à ma poursuite. Tous avaient été surpris par la hardiesse de ma manoeuvre, mais à présent ils étaient ressaisis. Je les sentais sur mes talons et filais comme un bolide. Me retournant je les vis dessiner dans le ciel un grand arc de cercle convergeant dans ma direction, -mais j'eus aussi la satisfaction de percevoir, au loin, deux trainées de flammes caractéristiques. La distance qui nous séparait augmentait toujours et bientôt, me trouvant hors d'atteinte, je me suis mis en route vers mon terrain.
Je ne pourrais décrire la réception qui m'attendait. Ce furent des ovations sans fin ; je fus même quelque peu porté en triomphe et les tabourets du bar en virent de belles.
A 20 heures, mon sextuple succès était homologué. Ce fut pour moi une grande satisfaction, ayant dépassé le chiffre que je m'étais fixé avant le départ.

 

retour