Religions australiennes, Mircea Eliade

Rêve de l'eau, Abie JangalRêve de l'eau, Abie Jangala

<< Le mythe Aranda des origines >>

Pour les Arandas, la terre, au commencement, était semblable à une plaine aride, sans collines ni fleuves, plongée dans une obscurité éternelle. Le soleil, la lune et les étoiles étaient encore en sommeil, sous la terre. Il n 'y avait ni plantes ni animaux, mais seulement des masses semi-embryonnaires d'enfants à moitié développés, gisant à l'abandon, aux emplacements où se situeraient, plus tard, des lacs salés ou des points d'eau. Ces bébés informes ne pouvaient pas devenir hommes ni femmes, mais ils ne pouvaient pas non plus vieillir ni mourir. En fait, ni la vie ni la mort n'étaient connues sur terre. " La vie n'existait déjà réellement que sous terre, sous la forme de milliers d'êtres surnaturels incréés, qui avaient existé de toute éternité; mais même eux restaient encore plongés dans un sommeil éternel ".

Enfin, ces Êtres surnaturels sortirent de leur sommeil et franchirent la surface du sol. Leurs " lieux de naissance " furent imprégnés de leur vie et de leur puissance. Lorsque le soleil surgit à son tour, la terre fut inondée de lumière. Les Êtres surnaturels, qui " avaient été enfantés par leur propre éternité " (altjirana nambakala), présentaient des formes et des apparences variées. Certains se présentèrent sous l'aspect d'animaux : kangourous ou émeus ; d'autres furent des hommes et des femmes aux formes parfaites. " Chez la plupart de ces êtres surnaturels, il y avait un lien extrêmement étroit entre les éléments animaux ou végétaux, d'une part, et les éléments humains. d'autre oart. Par exemple, les êtres surnaturels zoomorphes pensaient et agissaient d'ordinaire en humains; réciproquement, les êtres anthropomorphes pouvaient se métamorphoser à volonté en l'animal auquel ils étaient indissolublement liés ".

Ces Êtres surnaturels, que l'on appelle couramment " ancêtres totémiques ", se mirent à parcourir la surface de la terre, donnant au paysage de l'Australie centrale son aspect actuel. Certains d'entre eux jouèrent le rôle de " héros civilisateurs ". Ils " découpèrent la masse que constituait alors l'humanité de façon à en dégager des individus, encore à l'état d'embryons; puis ils coupèrent les ligaments joignant leurs doigts de mains et de pieds et leur ouvrirent les oreilles, les yeux et la bouche ". D'autres héros civilisateurs apprirent aux hommes à fabriquer des outils, à allumer le feu et à cuire les aliments. Lorsque tous ces Êtres surnaturels nés de la terre eurent terminé leurs travaux et achevé leurs pérégrinations, " une lassitude insurmontable s'empara d'eux. Les travaux qu'ils avaient accomplis avaient complètement épuisé leurs forces ".

Ils retombèrent donc dans leur sommeil d'origines, et " leurs corps soit disparurent dans le sol (souvent à l'endroit où ils en étaient sortis), soit se métamorphosèrent en rochers, arbres ou tjurungas. Comme leurs lieux de "naissance", les lieux de leur disparition furent considérés comme sacrés, et ils portèrent le même nom. pmara kutata. Seuls les initiés peuvent approcher de ces deux sortes de pmara kutata, et encore uniquement lors de cérémonies particulières. Le reste du temps, il faut s'en tenir écarté sous peine de mort ".

La disparition des Êtres surnaturels mit fin à l'époque mythique, laquelle, du moins aux yeux des Arandas, était une sorte d'âge d'or ou de Paradis terrestre. Les Ancêtres, nous dit-on, " étaient exempts de la multitude d'inhibitions et de frustrations dont souffrent inévitablement les hommes qui vivent en société. Ils n'avaient de comptes à rendre à aucune puissance supérieure à eux. En effet, ils vivaient dans un monde où les notions humaines de bien et de mal étaient pratiquement inconnues; leur conduite se situait "par-delà le Bien et le Mal", si l'on peut dire ". Cela ne signifie cependant pas qu'ils échappaient à toute obligation morale. T. G. H. Strehlow rapporte certains mythes, qui montrent que les gestes criminels ne restaient pas impunis.

Ces personnages primordiaux avaient un " mode d'être " spécifique, qui, quoique différent de celui des hommes tels que nous les connaissons, n'en constitue pas moins l'origine et le modèle. C'est pourquoi, aux yeux des Arandas, les mythes des Ancêtres présentent un intérêt immédiat, " existentiel ", tandis qu'ils sont indifférents aux dieux du ciel. Du reste, contrairement à ces derniers, les Ancêtres primordiaux étaient sujets à vieillir et décrépir ; contrairement aux hommes actuels, en revanche, ils étaient immortels; même ceux qui étaient " tués " par d'autres Ancêtres totémiques survivaient, et ils vivent encore sous la forme de tjurungas. Néanmoins, avant qu'ils n'aient fini par disparaître dans la terre, certains de leurs actes avaient introduit la mort dans le monde. C'est ainsi que les premiers hommes trouvèrent un univers de peine, de souffrance et de mort. Mais la " vie " que les Ancêtres ont laissée derrière eux dans tout le pays assure un lien avec ce passé fabuleux. Et ce que nous appelons " religion " et activité religieuse n'est que l'ensemble des techniques et des rites traditionnels au moyen desquels l'Aranda moderne parvient à rester en relation avec le passé mythique de sa tribu.

En fait, ce " lien avec le passé mythique " commence avec la conception de tout être humain infime de la " vie " de son Ancêtre totémique, qui constitue son âme " immortelle ". Comme Strehlow l'a récemment mis en lumière, les Arandas croient que tout être humain possède deux âmes: la première, l'âme mortelle, accède à l'être en même temps que l'embryon, par suite du coït entre les parents; la seconde, particule de la " vie " de l' Ancêtre, est reçue par la femme enceinte. C'est cette seconde âme, l'âme immortelle, qui donne à l'individu ses traits physiques et façonne sa personnalité tout entière. On peut donc dire que chaque conception reproduit l'activité primordiale des Ancêtres : au commencement, ils trouvèrent une masse amorphe et préhumaine, qu'ils transformèrent en de véritables êtres humains; après la disparition des Ancêtres, des particules de leur " vie " (autrement dit, les âmes immortelles) entrent dans l'embryon (déjà animé par les âmes mortelles), et créent véritablement l'homme parfait.

Ce qui frappe, dans cet exposé de Strehlow, c'est le mode d'être singulier, on pourrait presque dire extravagant, des Ancêtres mythiques des Arandas. Leur structure ontologique leur vaut une place à part, parmi les nombreux types d'Êtres surnaturels que l'on rencontre en histoire des religions. Ils diffèrent des dieux du ciel, bien que, comme eux, ils soient incréés et immortels. En outre, certains des Êtres surnaturels nés de la terre (le soleil, la lune et d'autres) passent pour être montés au ciel et y être devenus des planètes ou des étoiles. Cela signifie que les " immortels " géogones étaient capables de devenir des immortels célestes; pour cela, ils n'avaient qu'à faire l'ascension des cieux. Dans le chapitre précédent, nous avons rappelé certaines traditions concernant cette " ascension du ciel " : au début, la communication avec le ciel était possible, et même facile ( en grimpant le long d'un arbre, d'une liane, voire d'une échelle) ; un autre mythe établit nettement le lien entre l'origine de la mort et une interruption des relations entre le ciel et la terre : deux Ancêtres mythiques, après être montés au ciel, tirèrent derrière eux la lance qui leur avait servi d'échelle et prononcèrent une malédiction contre les hommes, afin de les rendre mortels. On peut donc dire que, pour les Arandas, il y avait à l'origine trois catégories d'êtres, toutes trois incréées et immortelles: 1° les dieux du ciel; 2° les Êtres primordiaux existant sous terre; 3° les protohumains primordiaux, attendant sur terre. Les deux dernières ont ceci de particulier qu'elles sont passées par un temps indéfini de sommeil ; de plus, la dernière, celle des protohumains primordiaux, quoique incréée, ne possédait qu'une immortalité " embryonnaire " : quand, par suite des opérations pratiquées sur eux par certains héros civilisateurs, ces êtres devinrent de véritables hommes, ils perdirent l'immortalité virtuelle qui était leur à l'origine.

L'originalité ontologique des Ancêtres totémiques a un autre aspect encore: bien qu'immortels, ils furent épuisés par leur oeuvre créatrice et redisparurent sous terre, d'où, paradoxalement, ils peuvent cependant voir et juger les actions des hommes. De plus, comme nous le verrons, ils pouvaient être " tués " par les hommes ( entendons les hommes primordiaux et mythiques, bien entendu) ; par suite de ce meurtre, une partie d'eux au moins (leur " esprit " ) montait au ciel et devenait un astre ou un phénomène atmosphérique . Une autre caractéristique de leur mode d'existence est leur multiplicité et leur présence simultanée sur la terre. Un Ancêtre existe simultanément: (a) sous terre, (b) dans divers objets cosmiques et liturgiques (rochers, chutes d'eau, tjurungas, etc.), (c) sous forme d'"enfant-esprit" et enfin (d) sous l'aspect de l'homme ou des hommes en qui il est actuellement réincarné. Or une caractéristique de la pensée religieuse en général, et de la pensée archaïque en particulier, est que les Êtres surnaturels sont conçus comme des solutions singulières et uniques au problème de l'unité et de la multiplicité. Mais ce qui paraît être propre aux Australiens, c'est le lien mystérieux entre leur pays (ou, si l'on veut, leur géographie mystique), l'histoire mythique de ce pays (c'est-à-dire les actes des Ancêtres) et la responsabilité, portée par l'espèce humaine, de maintenir le pays "vivant", c'est-à-dire fertile. Tout cela s'éclaircira à mesure que nous avancerons dans notre étude. Mais nous pouvons d éjà entrevoir que, si la structure ontologique des Etres primordiaux (Ancêtres mythiques) est si complexe (plus complexe, par exemple, que celle du dieu du ciel, lequel, en fait, est un Etre suprême en passe de devenir un deus otiosus), c'est parce qu'ils interviennent dans les mystères de la vie et de la fécondité, de la mort et de la résurrection, voire incarnent ces mystères.

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