Jean de pange << Nous en avons tant vu >>

 

 

Le lendemain 31 décembre, le vent est un peu tombé, mais la visibilité est loin des 15 km nécessaires. Avec Lager, nous décidons de partir. J'ai noté dans mon journal de marche: " Au moins ce sera propre ". Dans ce même carnet, j'ai aussi noté que d'après mes calculs, Stadieu et moi avions environ une chance sur deux de trouver nos objectifs. Par la suite, l'expérience a prouvé que ce calcul était exact.

Nous descendons tous au terrain d'aviation à dos de chameau, avec le capitaine Barboteu que Leclerc nous a demandé d'emmener comme passager. Il dit que c'est son baptême de l'air. Le vent se lève de plus en plus, tandis que les mécaniciens retirent les bâches des moteurs, et fait courir des traînées de sable à travers le désert.

Stadieu et moi sommes assis sur deux fûts d'essence mais nous ne parlons pas, nous sommes tristes et résignés. Nous ne nous sommes pas quittés depuis Pau en septembre 1939. Tout à coup, je me souviens que nous n'avons emporté qu'une seule boîte de vivres, nous la tirons à pile ou face et c'est heureusement Stadieu qui la gagne et la place dans son avion.

Leclerc descend d'une camionnette et nous le saluons à six pas, il nous rend notre salut avec un geste extrêmement élégant comme on savait le faire dans la cavalerie. Je suis un peu surpris par son attitude mais je crois depuis l'avoir comprise. Ce n'était pas nous, pauvres gosses, que Leclerc saluait au garde - à - vous, mais ceux qui dans quelques minutes allaient faire le premier pas sur la route de Strasbourg.

L'équipage -Lager, Dispot et moi -décolle le premier avec pour passager Barboteu, assis sur un petit strapontin entre Lager et moi, d'où il ne peut rien voir d'utile. C'est une erreur de la part de Leclerc de l'avoir envoyé pour voir Koufra.

La déclinaison et la déviation sont connues avant le décollage, mais la mesure capitale est la dérive qui ne peut être mesurée qu'en vol et qui varie selon le vent. Je donne un cap provisoire à Lager et je commence aussitôt mes mesures de dérive et de vitesse-sol. Elles sont très difficiles car les rochers sont rendus flous par les traînées de sable et nous sommes très tabassés par le vent qui semble augmenter. Un rocher pris comme point de repère dans mon dérivomètre se ballade dans tous les sens et peut très facilement être confondu avec un autre rocher en fin de mesure. Nous montons pour prendre notre altitude de croisière à 4.500 mètres et nous arrivons sur le plateau rocheux du Jef-Jef, éloigné de 150 km. En passant les 3.000 mètres d'altitude, nous sommes violemment tabassés et ma dérive passe de -5° à + 6°. Sur le moment, je ne comprends pas, car Noël m'avait dit que j'aurais toujours des vents du nord-est. J'ai compris plus tard que Noël volait seulement sur de vieux avions qui ne dépassaient pas 2.000 mètres d'altitude. Il ne savait pas qu'au-dessus de l'alizé du nord-est, il soufflait un contre-alizé en sens inverse. Ce fait m'a été confirmé après la guerre par la Météorologie Nationale.

Sur le moment, ce renversement de dérive était bouleversant pour moi, mais sur le plateau du Jef-Jef, il y avait des rochers plus élevés qui surmontaient le flou général, et me permettaient de faire des mesures plus précises. Après cinq ou dix mesures successives, j'ai décidé de faire confiance à mon dérivomètre et j'ai donné un nouveau cap à Lager. Je savais que l'erreur maximum permise était d'un degré. Après le Jef-Jef, c'était jusqu'à Koufra le grand Erg oriental, une surface plane de sable et de cailloux où aucune mesure de dérive et de vitesse-sol n'était possible.

Dans mon journal de marche, rédigé à Fort-Lamy à mon retour de Koufra, j'ai écrit: " Sincèrement je ne pense pas rentrer, je ferai tout ce que je peux, voilà tout. Cette pensée me donne beaucoup de calme".

Après le Jef-Jef, pendant 1 h 30, il faut attendre sans rien pouvoir faire; je regarde Lager qui conserve les yeux braqués sur son compas; dans sa tourelle arrière de mitrailleur, Dispot ne bouge pas, Barboteu ne dit pas un mot.

Dans mon journal de marche, j'ai noté que je pensais à de drôles de choses, ce 31 décembre, comme les goûters d'enfant chez mon grand-père, rue d'Artois, où ma sreur récitait des vers de Ronsard: le brave homme en avait la larme à l'oeil.

D'après mes mesures de vitesse-sol, si le miracle s'accomplit, nous devrions voir Koufra à 11 h 58. Les dernières 30 minutes sont longues à attendre. A 11 h 56, je vois une tache sombre à l'horizon, palmeraie ou rochers ? Dans mon journal de marche, j'ai noté: " Voilà Elgiof, la palmeraie principale, nous arrivons pile à la verticale, les anges gardiens ont dû tenir le cap, c'est pas possible ". Voilà le terrain d'aviation et CUFRA écrit en grandes lettres blanches devant le hangar, je mets le contact électrique de l'appareil photo, pourvu qu'il marche, ce serait navrant de tout rater pour un grain de sable. J'essaye de tout enregistrer, sept avions dont trois sur la piste ont l'air d'être des chasseurs, je les regarde souvent du coin de l'oeil, pas d'histoires ! On ne nous tire pas dessus, calme plat, ces messieurs doivent être en train de boire des Asti glacés. Koufra a l'air de rôtir au milieu de son désert blanc. Un virage et nous passons sur le fort carré. Toujours pas de réaction. La photo a l'air de marcher. Nous revenons sur la piste pour compléter la région à photographier, les avions ne bougent pas, encore une fois nous repartons sur le fort et finalement prenons le cap du retour, il est 12 h 15.

Il faut maintenant voler pendant 2 h 15 avant d'avoir une chance de revoir Ounianga. Je ne reconnais rien de vu à l'aller, le désert est rouge sombre et uniforme. Je fais mes corrections de déviation et de dérive et Lager affiche le nouveau cap, il est toujours aussi attentif et ne quitte pas son compas des yeux.

Après environ deux heures de vol, je vois une falaise puis une seconde, ce doit être la falaise d'Ounianga mais pas de lac ! Nous devons donc être trop à gauche ou à droite, je suis profondément troublé, et au moment de faire mon choix, un éclair lumineux me frappe l'oeil, venant de l'horizon brumeux devant moi. J'ai noté dans mon carnet de route: " Ce ne peut être qu'un lac, nous poussons un gros soupir et les visages se détendent : cette lueur veut tout simplement dire "la vie" ; elle grandit et nous passons en trombe au ras du fortin pour monter d'un coup en virage, j'ai juste le temps de voir quelques hommes agiter les bras " .

J'avais bien failli tomber dans le piège redoutable des trois falaises qui doit être expliqué et qui a perdu les équipages de Claron et d'Hirleman en février. En effet, dans le désert, un navigateur ne voit guère les obstacles mais il voit l' ombre qu'ils font. En partant d'Ounianga pour Koufra, le navigateur voyait l'ombre de deux falaises, celle d'Ounianga et celle de Tekro. Sur le chemin du retour, cinq heures plus tard, le soleil avait tourné, et une troisième falaise, au nord de Tekro, donnait à son tour une ombre. Le navigateur pensait donc que la seconde falaise était celle d'Ounianga et il se déroutait à gauche ou à droite pour chercher le lac.

Sur le terrain, pas d'avion. L'équipage de Stadieu allait moins loin que nous : il devrait être rentré. Notre joie tombe d'un seul coup. Nous atterrissons : les mécaniciens sont sans nouvelles. Nous rentrons au fortin à dos de chameau pour aller au poste radio. Le télégraphiste lance des appels toutes les minutes qui restent sans réponse, tandis que deux tirailleurs tournent inlassablement la manivelle de la génératrice.

Je ne peux rester dans le poste radio et je monte sur le haut du fortin pour être seul. Là, il n 'y a plus que le ciel immense et le désert cruel. Ils n'ont plus qu'une heure d'essence, mes nerfs sont à bout. A 6 h, le soleil se couche et rougit le ciel, c'est la fin de l'essence, ils sont perdus. La garde monte et sonne "Aux couleurs", tandis que le pavillon descend lentement. Je me suis mis au " garde à vous " .

Je descends dans le fortin pour faire mon compte rendu de mission. Dans la salle éclairée par une faible lampe tempête, Leclerc me pose une série de questions car Barboteu qui était assis sur son strapontin dit qu'il n'a rien vu. Leclerc me demande combien d'avions, réactions de la D.C.A, véhicules en mouvement, etc. Je réponds de mon mieux, à moitié abruti par les longues heures de vol que nous venons de faire. Je sens que pour les méharistes qui entourent Leclerc, le mystérieux Koufra a pris tout à coup une certaine réalité; ce n'est pas moi qu'ils regardent tous, c'est "l'homme qui a vu Koufra".

Pendant une partie de la nuit, je fais le guet tout seul au sommet du fortin. Peut-être verrai-je une fusée monter à l'horizon (le temps est clair)? Les heures passent. Je suis affreusement seul. De tout ce qui faisait notre vie, pays, famille, amis, il ne reste absolument rien, rien que ce désert cruel et un espoir chimérique, si chimérique même qu'il paraît fou. C'est la nuit de la Saint-Sylvestre; à Paris, les Allemands doivent festoyer dans les cabarets de Montmartre.

Autrefois c'était une fête de famille. Mon grand-père avait fait la guerre de 1870, mon père celle de 1914-1918, et moi celle-ci; tout cela est dans l'ordre, mais eux n'ont pas connu l'exil et n'ont pas su ce que c'était d'être renié par son propre pays, condamné à mort pour trahison, déchu de la nationalité française. ..avant que le coq ne chante !

Il est minuit maintenant. L 'horizon est toujours vide, il leur faudra attendre dix ou quinze jours pour mourir, à moins qu'ils soient déjà morts. Je descends, glacé par le vent, me rouler dans ma capote de tirailleur. Dans le fort, tout dort, la lune traverse le lac sur un tapis d'argent et vient jouer sur les tourelles et les créneaux; elle est froide et indifférente.

Ainsi se termine la malheureuse année 1940, l'année de la défaite. Mais tout n'est pas perdu, car dans mon avion j'ai une pellicule photo qui nous donnera le secret de Koufra. Quand nous aurons pris Koufra, nous frapperons un second coup, puis un troisième, et toujours ainsi, avec de nouveaux alliés, et un jour nous serons aux portes de Paris, probablement pas nous, mais d'autres à qui nous aurons montré le chemin et cela est l'essentiel.

1er janvier 1941. Leclerc est pressé de rentrer à Fort-Lamy et nous demande de le ramener. De toute façon, les recherches pour nous sont impossibles car un de nos moteurs a perdu presque toute son huile de réserve. Avec un affreux sentiment d'abandon, je mets le cap sur Faya où Leclerc veut faire escale.

Arrivés à Faya, le vent de sable se lève et on ne voit pas le bout de la piste, Fort-Lamy annonce vent de sable aussi. Je dis à Leclerc que je ne peux pas naviguer sans voir le sol; il me répond: "Partons". De même qu'avec une météo semblable, il devait dire " Partons " à Oran le 28 novembre 1947, le jour de sa mort et de celle de tout son équipage.

Dès le décollage de Faya, nous avons perdu le sol de vue et Lager a réussi à monter à 4.000 mètres pour sortir de la couche de sable. Je lui ai donné un cap avec une dérive estimée à 10° au "pifomètre" pur. Pour agacer Leclerc, je n'ai pas sorti mes cartes et j'ai pris la position du navigateur endormi dans le nez du Blenheim.

Au bout d'une heure, Leclerc, effectivement agacé, m'a secoué le bras en criant dans le vacarme des moteurs: " Pourquoi ne naviguez-vous pas ? " J'ai répondu de la même manière : " Je ne peux pas naviguer sans voir le sol ". Notre conversation ne s'est pas poursuivie plus loin et de nouveau j'ai pris la position du navigateur endormi.

Plus de deux heures après avoir quitté Paya, j'ai vu le sol pour la première fois et j'ai reconnu le village de Moussoro. La dérive de 10° estimée au "pifomètre pur" était exacte et de nouveau le colonel avait la baraka.

A Port-Lamy, Lager est fourbu par trois heures de pilotage en P .S. v. (pilotage sans visibilité). Il fait encore un atterrissage affreux mais rien ne casse. Leclerc nous quitte dans sa camionnette sans nous dire un mot. Lager me ramène à la Maison du Maltais, tandis que la nuit tombe. Ma tension nerveuse cède tout à coup et je pleure; Lager me donne une claque dans le dos et repart.

La maison est vide et sombre, j'allume une lampe tempête. Les boys sont partis, Bucéphale s'est échappé, seule ma petite mangouste m'attend encore et elle vient se blottir sur mon épaule, quelle brave petite bête !

Les affaire de Meurant et Stadieu traînent partout, notre jeu de cartes est resté sur la table. Les chefs comme Leclerc et Lager sont indifférents, mais je ne peux pas rester seul dans cette maison déserte. Je pars pour Port-Lamy à travers les buissons épineux, avec ma chère mangouste sur l'épaule et la lampe tempête à la main. J'ai atteint le fond de l'abîme, j'entends des hyènes qui hurlent à la mort

Mon but est la case occupée par Thuisy, Labas et Mahé, je pousse la porte et je vois Thuisy assis devant moi, tenant sa fourchette à mi-chemin entre son assiette et sa bouche. Il me regarde sans bouger pendant un moment et puis il me dit: " Tu es rentré, je ne l'aurais jamais cru". Leur accueil fraternel m'a fait du bien et je leur ai raconté mon aventure. Il fut décidé que nous partagerions la même case et que je ne retournerais à la Maison du Maltais que pour étudier mes photos.

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