Extrait de << Normandie-Niemen>> de François De Geoffre

Lieutenant de Seynes

Le 14 juillet notre ordre de route arrive. Il fait un temps gris et bas. Un vrai temps de poisse. Les bagages sont faits rapidement. Des Douglas partent avec le gros du personnel. Nous allons rejoindre un petit village à mi-chemin entre Vilno et Lida : Le hameau de Mikountani. La 1ère, colonel Pouyade en tête, décolle et disparaît à l'horizon sans prendre beaucoup d'altitude. Puis, c'est au tour de la 2 sous les ordres du capitaine Mourier. Ça va être à nous. J'ai mis mon moteur en route, ce moteur que soigne si amoureusement mon fidèle Lokhin. L'amitié que nous portent nos mécaniciens a quelque chose d'émouvant. Il faut voir leurs visages, leurs regards qui brillent, leurs bouches qui rient lorsque nous annonçons une victoire. Ils sont encore plus contents que nous. Et, lorsqu'un des nôtres ne rentre pas, nous en avons vu souvent, qui s'isolaient, pour pleurer.

Tout est prêt. La 3 va filer. Mais tout à coup voici que surgit, en rase-mottes, une patrouille de la 2. Nous cherchons à en voir les numéros. Ce sont ceux de de Seynes et de Lebras. Matras me fait signe de couper les gaz. Iebras se pose, très facilement, mais de Seynes, en difficulté, tourne autour de la piste comme s'il ne la voyait pas. Une fumée blanche bouillonne le long de son fuselage. Il est facile de diagnostiquer une fuite d'essence. Le commandant Delfino bondit à la radio, et hurle inlassablement :

-Sautez de Seynes, sautez de Seynes.

Quelqu'un s'approche de lui en courant :

-Mon commandant, de Seynes a dans son coffre arrière son mécanicien, le sergent Bielozoube, << le philosophe >> .

La figure du commandant se crispe. Il a compris le drame qui se joue là-haut. Il quitte la radio. La vie de de Seynes ne lui appartient plus. Certes, celui-ci pourrait sauter en parachute mais ce serait alors signer d'une façon certaine la mort du mécanicien. Aux Russes de décider. Un officier soviétique, mis au courant, accourt. Il prend le micro pendant que le Yak continue son vol aveugle et désordonné :

-De Seynes, sautez, c'est un ordre.

Mais le lieutenant de Seynes continue de se battre pour le sergent Bielozoube. Il va tenter l'impossible pour se poser. Il n'y arrive pas. L'avion monte en chandelle, déclenche, passe sur le dos, pique vers le sol, se redresse, se dirige vers la piste, la prend de travers ou de biais, mais jamais dans l'axe. De Seynes ne la voit pas, cette piste, mais il se rend bien compte qu'il n'y est pas. Il remet les gaz. Le Yak se cabre, le nez face au ciel. C'est hallucinant. Une dernière fois de Seynes tente l'atterrissage aveugle. Ie Yak, devenu fou, part en chandelle. Il passe sur le dos et va s'écraser à quelques centaines de mètres dans un bouquet de flammes.

Livides et hagards, nous avons assisté à cet hor-rible drame de l'honneur et du courage. Le geste de de Seynes, refusant de sauter parce qu'il ne pouvait sauver avec lui son mécanicien, est un des plus bou-leversants parmi tous les actes d'héroïsme que nous avons rencontrés au cours de cette guerre. Le cœur serré, mais plein d'orgueil qu'un Français ait été aussi loin dans le courage, nous l'avons regardé en silence. Je perds un grand ami avec qui j'avais fait toutes mes études au lycée Saint-Louis et préparé l'Ecole de l'air. Il allait passer capitaine. Le matin même j'avais déjeuné avec lui. C'était un être fin, racé, et qui possédait ces deux vertus de la vraie aristocratie: la modestie et la simplicité.

Pendant plusieurs jours, son gros chien tourna dans le camp et refusa de se coucher ailleurs que près de la tombe de son maître, où il passait la nuit en gémissant, à petits coups.

Un ordre du ,jour de la division et un article paru dans le Stalinsky Pilot, le journal du front, vinrent souligner la grandeur du sacrifice de de Seynes. Ils le donnaient comme un exemple frappant de l'amitié qui unissait le régiment du Normandje à l'armée de l'air soviétique. Une phrase nous frappa beaucoup. Elle montrait, en effet, l'abnégation totale qui était exigée des soldats. Elle disait :

<< Alors qu'il était toléré jusqu'ici que les pilotes de Yak pour gagner du temps emmènent leurs mécaniciens dans les coffres à bagages, à partir d'aujourd'hui, il est ordonné aux mécaniciens soviétiques de prendre place dans ces coffres à chaque déplacement, étant entendu formellement qu'en cas d'avarie grave le pilote sautera en parachute. >>

Deux heures après le drame, sur le terrain de Mikountani, devant le colonel Pouyade au garde à vous, le régiment, réuni en carré, observait une minute de silence à la mémoire du lieutenant Philippe de Seynes et de son mécano. A quelques milliers de kilomètres de là. une vieille famille française venait de perdre son fils unique.

 

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