<< Rendez vous avec la chance >> Raymond Lallemant

 

Nous venions d'attaquer un pont sur la Seine près de Rouen. Tous les avions, sauf un, viraient en montant dans le soleil pour reprendre leur place dans la formation et combler les écarts que l'attaque avait provoqués.

Un des avions était manquant. Jimmy Stewart venait de sauter en parachute et nous avait quittés avant l'attaque, descendu par la D.C.A. Nous avions hérité depuis peu de ce pilote décoré qui nous arrivait de la Navy.

Pendant de longs mois, il avait accompagné les convois dans l'Atlantique. Il faisait partie de l'équipage d'un bachot qui avait à son bord un chasseur Hurricane, pouvant être catapulté pour intercepter l'avion ennemi; si la côte amie était proche, il pouvait atterrir, sinon le parachute était le seul moyen d'en sortir. Et Jimmy se tapait les convois Etats-Unis - Angleterre dans l'espoir d'un raid allemand sur nos bateaux. Ces raids se faisaient généralement avec les fameux quadrimoteurs Focke Wulf Condors qui bombardaient nos convois, comme à l'exercice. Et Jimmy avait dû attendre quatre convois aller et retour, Europe - Amérique. avant d'être lancé dans les airs à l'approche d'un Condor.

Son Hurricane, qui aurait dû être rouillé par l'immobilité, avait très bien démarré et ses canons ne l'avaient pas laissé tomber non plus; aussi, après une victoire rapide, Jimmy avait pu consommer le reste du carburant en faisant des passages le long du convoi sous les ovations des marins.

Le Condor s'était écrasé en flammes et ce vol valut à Jimmy la D.F.C. pour sa victoire, une petite chenille pour son saut en parachute, un dinghy pour son court séjour dans l'eau, une heure de vol pour l'année et son tour de " catafighter ( cata de catapulte et fighter pour chasseur ). Mais maintenant, Jimmy était au sol, libre peut-être. Son parachute s'était ouvert.

L'escadrille se regroupa : dans les flocons noirs tentaculaires des obus de 88 mm qui essayaient d'arrêter notre élan. La victoire sur Jimmy stewart les avait sans doute encouragés. Tout à coup, un Typhoon amorce une vrille à plat, puis s'arrête immobile à notre hauteur. L'avion reste sur place pendant quelques secondes, puis se met à piquer à la verticale. La voie de Pee Wee vient dans les airs, C'était bien son avion,

- I have had it, boys

- I have been hit...

- I have been hit in the spine, I am parlysed, I am going to hit the ground in 20 seconds... 10 seconds... .

Ce sang-froid est extraordinaire. Nous haletons à l'écoute. Et la voix continue " Cinq -quatre -trois -deux " et, au moment où Pee Wee aurait dû annoncer le " un ", une grande explosion marque le sol. L'avion s'écrase sous nos regards impuissants.

La radio reste silencieuse. Personne ne parle. Tous les pilotes assistent à cette fin épouvantable et se secouent mal de ce suspense terrible. Son meilleur ami, Abby, qui vole avec nous, torturé, vit sans doute le plus dur moment de sa carrière.

Au retour, l'escadrille au complet se rend au bar. Silencieusement, nous avalons quelques whiskies pour faire passer le souvenir et faire taire cette voix qui continue à égrener des chiffres implacables. Dans nos têtes, Pee Wee tombe toujours dans un grand vertige. Nous buvons encore pour recouvrir ce cauchemar d'un voile épais, pour entourer d'un mur de silence cette voix d'outre-tombe. Triste ivresse qui tue, une fois de plus, l'ami disparu. Mais notre sécurité morale exige ce genre d'assassinat. Et pourtant, je ne puis ignorer sa mort.

Le pilote qui disparaît dans la nuit, le copain qui ne rentre pas d'un raid, ceux-là et les autres disparus que j'ai vus courir vers l'avion, pour la dernière fois, pleins de vie, je les imagine dans un long voyage, et je crois que je les retrouverai au hasard d'une étape, sur un aérodrome, dans un bar au bord des pistes. Le privilège de Baudouin, de Rodolphe, de Christian et de Bob, c'est qu'ils ont gardé le visage de leurs vingt ans. Je n'ai pas appris, hélas, leur histoire, la maturation difficile qu'ils auraient affrontée après la guerre. Je n'ai pas connu leurs succès, ni participé aux joies que la vie leur devait encore. Mais dans notre souvenir, ils se sont incarnés dans une image sans rides. Nous avons vieilli, mais notre mémoire conserve leur jeunesse. Et je me surprends parfois à dialoguer avec ces amis qui n'ont plus mon âge et qui oublient de me dire que nous ne sommes plus du même bord.

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