Le premier Américain, C. W. Ceram
Par un après-midi du printemps de 1925, un cow-boy noir, George McJunkin, suivait nonchalamment la rive d'un des innombrables arroyos qui sillonnent l'angle nord-est du Nouveau-Mexique, non loin d'une petite agglomération appelée Folsom.
Bien qu'il eût la plupart du temps les yeux fixés sur le sol parce qu'il suivait la piste d'une bête égarée, il laissait cependant parfois son regard glisser ici ou là et jusqu'à l'autre rive du lit desséché. Soudain, il vit briller au soleil quelque chose de blanc, visiblement des os qui faisaient saillie hors de la paroi. Très singulier. Il arrêta son cheval et considéra le phénomène. A cet instant, écrit Hibben, " une partie considérable de notre histoire était en balance ". Si ce simple cow-boy n'avait pas été curieux, s'il n'était pas descendu de cheval pour examiner ces os de plus près, qui sait pendant . Combien de temps il aurait encore fallu attendre la découverte de l'existence d'un chasseur à l'ère glaciaire en Amérique ?
Mais il était curieux. Il sauta à terre, tira son couteau et se mit à piocher entre les os. Ce qui tomba aussitôt, ce fut une pointe en silex, si longue et si bien travaillée qu'il n'avait encore jamais vu la pareille or il connaissait très bien les pointes de flèche indiennes parce qu'il yen avait beaucoup dans les terres de sa ferme. Ce qui lui donna également l'alerte et qu'il remarqua en premier, quand son couteau détacha un os entier de la paroi, c'est qu'il n'en avait jamais vu non plus qui fût semblable à celui-là. On eût dit qu'il provenait d'un boeuf et pourtant ce n'était pas possible, parce qu'il était bien plus gros. Le cow-boy fit-il un rapprochement entre cette pointe de silex et l'os blanchi ? A coup sûr il ne se doutait guère qu'il venait de faire la découverte la plus importante de la préhistoire américaine. Il poursuivit un moment son travail, fourra dans sa poche quelques-uns des fragments qu'il avait détachés, chercha encore en vain son boeuf perdu, puis se décida à rentrer chez lui. Il commençait à faire frais.
On ne sait comment se répandit le bruit de sa découverte. Ce qui est sûr, c'est que, dès l'été, J. D. Figgins, directeur du Colorado Museum of Natural History à Denver, en entendit parler. On lui envoya des fragments d'os qui purent être identifiés -et qui prouvèrent combien le cow-boy avait eu raison de les juger singuliers. Ils appartenaient à un bison d'une espèce disparue depuis dix mille ans environ et qui, contrairement à celui chassé par Buffalo Bill, avait de longues cornes droites; il était aussi notablement plus gros. C'était Bison taylori, que les zoologues modernes appellent aujourd'hui antiquus figginsi.
Et l'on avait trouvé une pointe de flèche avec cet os ? Vraiment dans la me couche ? L'espoir était si bouleversant que, dès l'été de 1926, le Museum chargea Figgins de diriger la première fouille systématique. Il trouva deux pointes et non loin de là, tout contre un os de bison à longues cornes, une autre, brisée. Était-ce une preuve suffisante ? Pas pour les sceptiques...
Quand Figgins plein d'orgueil se lança dans une grande tournée des musées pour montrer la trouvaille à ses collègues, il ne rencontra que désapprobation. On ressortit les vieux arguments, nullement injustifiés, d'ailleurs: armes et os avaient pu se trouver réunis dans la même couche par hasard, du fait d'agents extérieurs. Seul l'American Museum of Natural History l'encouragea à reprendre ses fouilles. Et l'été suivant, en 1927, il eut de nouveau de la chance, plus de chance encore qu'auparavant. Il trouva la preuve que les armes et le squelette d'un de ces animaux disparus étaient en rapport étroit. Laissant la pointe en place -in situ, comme disent les spécialistes -sans la bouger d'un centimètre, il alerta ses collègues pour leur présenter ce témoignage muet. Et ils arrivèrent en foule, aucun ne voulant manquer cette découverte extraordinaire. Parmi eux se trouvait Franck H. H. Roberts Jr, anthropologue de grand renom qui assistait précisément à la conférence annuelle de Pecos avec Kidder quand le télégramme lui parvint. Il vit, il crut, il fit venir Kidder qui crut aussi et devait écrire par la suite :
" En arrivant sur le chantier, le 2 septembre, il [il parle de lui-même] trouva sur place le directeur Figgins, plusieurs administrateurs du Colorado Museum et le docteur Barnum Brown, de l'American Museum of Natural History, New York. La pointe qui devint le modèle du type et lui donna son nom venait d'être dégagée par le docteur Brown. Aucun doute possible: la preuve d'une association authentique était faite. La pointe demeurait encore enfoncée dans la matrice entre deux côtes du squelette animal . "
Quant à l'arme, il ajoute: " En outre, il a été établi que la pointe était totalement différente des types ordinaires disséminés dans cette partie du Sud-Ouest. "
L'année suivante, le docteur Barnum Brown prit la tête des opérations et de nouvelles découvertes furent faites. On trouva dix-neuf pointes de Folsom, ainsi qu'on les appelait désormais pour bien les distinguer de toutes les autres armes anciennes. Analysant la campagne de 1928, Roberts pouvait déclarer: " Certains des critiques les plus sceptiques de l'année dernière sont devenus d'enthousiastes convertis. Le gisement de Folsom a été accepté comme une indication sûre que l'homme était présent dans le Sud-Ouest à une époque plus ancienne qu'on le supposait précédemment. "
Rarement information archéologique a soulevé autant de vagues dans le grand public que la découverte de la pointe de Folsom. Elle renforçait la fierté de l'Américain à l'égard du passé de son pays. Les journaux titrèrent sur l'apparition d'un Néanderthalien américain (ce qui n'a aucun sens au point de vue archéologique), et c'est seulement après l'enthousiasme des premiers jours que la question décisive s'imposa lentement: quel était donc l'homme qui avait propulsé ces armes ? Propulsé ou lancé ? Car, avec leurs deux centimètres et demi à huit centimètres de longueur, il ne pouvait s'agir que de pointes de sagaie ou de javeline et non de flèche ( on était d ' ailleurs à peu près certain, dès 1928, que l' arc et les flèches n'avaient été découverts que par les Fabricants de Paniers, plus tardifs).
Or on n'a pas trouvé un seul ossement humain dans le gisement de Folsom !
Et qu'il soit permis d'ajouter ici que, jusqu'à ce jour, on n'a jamais trouvé le moindre fragment, ni à plus forte raison, bien entendu, le moindre squelette, en corrélation directe avec une pointe de Folsom !
Mais le fait, déjà irréfutable, qu'un Homo sapiens avait été là au travail fut encore confirmé par d'autres indices et non pas seulement des pointes arListement façonnées. Les vertèbres (;audales manquaient sans exception aux squelettes de bisons! A cela une seule explication: les animaux avaient été écorchés, car avec ce procédé la queue reste attachée à la peau. Quant au but de l'opération, les hypothèses ne sont pas très nombreuses non plus : le chasseur primitif se servait de la peau comme vêtement, comme abri contre le vent ou comme matelas confortable -probablement tout cela à la fois. De fait, on a trouvé contre les pointes de sagaie quelques pierres taillées à l'extrémité obtuse qui étaient à n'en pas douter des: racloirs, donc les outils dont se servait l'homme de Folsom pour détacher la chair et la graisse de la peau.
Certains des os portaient des encoches qui ne pouvaient avoir été faites qu'avec un couteau, un couteau de pierre, bien entendu. Il était clair que le chasseur s'était taillé là son repas. Chose curieuse, les squelettes étaient pour la plupart entiers; il ne manquait ici ou là qu'une patte par exemple. Ces prédateurs mangeaient-ils uniquement sur place, n'emportaient-ils rien de ces gigantesques montagnes de chair qui pouvaient les nourrir pendant des semaines, n'avaient-ils aucun campement fixe ?
Peu à peu d'autres circonstances apparurent clairement. Là où les bisons étaient tombés, il devait y avoir eu autrefois un petit lac ou au moins une grande mare, car dans ce terrain aujourd'hui desséché, il poussait alors une herbe pleine de sève -de sombres traînées d'humus sur la paroi où le cow-boy avait vu le premier os le prouvent. Les énormes animaux venus boire avaient été encerclés, puis abattus au cours d'une véritable orgie de destruction.
De nouveau, on s'interroge: dans un pareil carnage, comment aucun chasseur n'a-t-il été blessé ou tué ? S'attaquer à des bisons avec une javeline pour seule arme devait être une entreprise périlleuse. Mais l'homme de Folsom y était, semble-t-il, passé maître.
Quand ces chasses ont-elles eu lieu ? Nous l'avons déjà dit : il y a environ dix mille ans. C'est là une estimation faite en 1928 et qui se fondait uniquement sur la stratigraphie. Mais les mesures de la géologie ne sont pas fines. Aussi d'autres ont-elles été faites au cours des années. On concédait un maximum de quinze mille ans au gisement de Folsom -beaucoup ne lui donnant pas plus de sept mille. Puis la datation au carbone 14 de Libby est venue trancher la question. Elle ne peut pas indiquer pendant combien de temps l'homme de Folsom a parcouru les étendues de l' Amérique du Nord -nous verrons dans combien d'autres endroits il a laissé ses armes -mais elle fixe la place des gisements individuels dans la chronologie. C'est ainsi par exemple que l'analyse d'un site du Colorado a donné une ancienneté de 10000 +/- 375 ans.
Le premier Américain semblait avoir été trouvé! Mais d'autres découvertes allaient remettre en question la priorité de l'homme de Folsom. L'un des arguments que certains savants avaient opposé à toute possibilité d'une présence humaine en Amérique à l'ère glaciaire était que l'on n'en avait jamais décelé la moindre trace dans les nombreuses grottes du pays -or comme le montre l'expérience de l'Ancien Monde, c'est précisément là que se sont développées les formes de la vie humaine aux périodes froides.