Dans la tranchée allemande bien creusée au fond de laquelle il y a maintenant quinze centimètres de boue, les hommes frémissent, assourdis, le visage contracté. En regardant bien on voit que la boue dans laquelle plongent leurs bottes frémit, elle aussi, remuée par les ébranlements du sol. C'est le tonnerre allemand qui est déchaîné, mais cependant ces hommes sont courbés sous l'angoisse, leur cerveau comme brûlé car nul ne saurait déchaîner inpunément un tel tonnerre. Parfois ils sont jetés contre la paroi de leur tranchée par le souffle d'un obus de 420 passant au-dessus de leur tête, énorme train de ferraille roulant dans les airs, et ils sentent sous leurs pieds le roulement de mille trains souterrains.

Trois heures de l'après-midi. Bruit et souffrance, on a le cerveau brûlé et en même temps on a froid, car le temps s'est couvert et la neige commence à tomber. Ceux d'en face doivent à peine s'en apercevoir, l'ouate silencieuse qui descend du ciel se volatilise à la fureur des explosions bien avant de toucher le sol, mais ici elle arrive jusqu'aux hommes à travers le passage des obus. La neige après le froid, après la pluie. Les troupes d'assaut occupent les tranchées de première ligne depuis maintenant neuf jours. Plusieurs fois les généraux commandants de corps d'armée ont demandé s'ils pouvaient relever ces troupes mais chaque fois la réponse a été : " Non, l'attaque va être déclenchée très probablement demain matin ". D'un matin à l'autre, d'un matin à l'autre, terrible attente. A peine est-il besoin de parler de la souffrance physique: pieds dans la boue, froid, nourriture froide, beaucoup de malades du ventre. A l'assaut en caleçon brenneux, camarade, voilà un mjet de plaisanterie parmi les Stosstruppen !.

Mais qui a envie de plaisanter an fond de son coeur ? On a dépensé tout l'argent à la cantine, avant de gagner ces sacrées tranchées, absolument tout l'argent, car de quelle monnaie peut avoir besoin un mort ? Ces hommes ne croient pas tous qu'ils vont mourir, loin de là; au fond de chacun, au-delà de la contraction de l'épiderme et des muscles et du remuement des viscères, au-delà de ces protestations du corps existe toujours l'affirmation de l'instinct vital: " tu peux t'en tirer ". Mais, des images et des voix qui passent dans le cerveau brûlé, laquelle n'à pas été touchée, teintée au passage par la vieille connaissance du soldat, la sombre fiancée des premières lignes ? Image de l'église de Merles, transformée en infirmerie, les matelas serrés l'un contre l'autre sur le sol de la nef, des instruments de chirurgie posés sur l'autel. Sur l'autel du sacrifice. La voix d'un médecin-chef qui passe par là, rapide, soucieux : " il faudra pouvoir compter sur les chemins de fer car l'état des routes ne permettra par de transporter les grands blessés. " Le visage du Kronprinz parlant sur le front des troupes, paroles de bravoure, paroles cordiales, mais au-dessus de lui, dans le ciel gris, les grosses saucisses d'observation, des Drachen légèrement remuées par le vent, grosses têtes balancées qui font " non, non, non ". Et tous les hommes de tous les régiments n'ont pas été inspectés par le Kronprinz, certains. n'ont vu que la trace des pneus de son automobile devant la porte d'un hôtel. " il était là, il vient de partir. " A Romagne, un soldat un peu éméché (tout dépensé à la cantine) a touché de la main la trace du pneu: " Honneur à toi, Kronprinz ! ", moitié respect, moitié plaisanterie. Un sergent l'a bousculé et il est tombé la tête en avant, une seconde comme touché par la mort. Plus proche, dans la tranchée, la voix posée du capitaine s'adressant aux chefs de sections: " Avez-vous pensé à vous nommer des remplaçants ? " Plus proche encore, la voix du caporal de la compagnie d'assaut: " Tiens, voilà la confiserie ". Des grenades. L'ultime cadeau avant l'assaut. Avant de venir dans ces sacrées tranchées, on a tout dépensé à la cantine. Flopée de saucisses et de bière, cela n'a peut-être pas été étranger à ces maux de ventre, après tout.

Maintenant il y a ce tonnerre déchaîné qui déchire l'air et secoue la terre, brûle les cerveaux, et contracte le visage et le corps entier, ah ! maintenant plus que jamais, car la phrase définitive et insupportable vient de passer dans la tranchée, d'une extrémité à l'autre de chaque tranchée: " Dans cinq minutes ". Phrase atroce, mille fois plus inhumaine que le " Section, en avant ! " au-delà de quoi il n'y a plus nulle pensée. Penser pendant ces cinq minutes-Ià est peut-être plus terrible que la mort. Les forts de Verdun sont énormes comme des monstres, ils ouvriront leurs gueules de monstres pour cracher la mort, et ce tonnerre allemand, cette tornade inouïe qui semble tout anéantir ne suffit pas à rassurer, ne rassure pas les hommes, même les plus aguerris surtout les plus aguerris. En Champagne aussi, en février quinze, le tonnerre allemand semblait tout écraser. Et quand on est sorti de la tranchée " pour occuper le terrain ", des hommes ont commencé à tituber et à tomber. Tout de suite, dans les vingt premiers mètres. Le terrain occupé par des cadavres, ça oui, comme d'habitude ! Les canons français tirent, très peu il est vrai. {Fait à peine croyable, ces quelques canons français de miséricorde, pièces tirant à peu près au hasard à titre de réconfort moral pour les fantassins français assommés sous le tonnerre, les Allemands les entendent mieux que les Français, ils distinguent, situent et comptent les arrivées ) .Les canons français tirent peu, tuent très peu au regard du tonnerre allemand, mais nous savons, nous fantassins des troupes d'assaut, nous savons par expérience ce que cela veut dire. Les canons français seraient fous de s'époumonner dès maintenant, de gaspiller leurs munitions. Comme en Champagne, lorsque le tir allemand va s'allonger, lorsque nous franchirons le parapet, alors nous entendrons la réponse, la cinglante réponse du canon français de soixante-quinze. Le casque pèse sur notre tête d'un poids épouvantable. Le chef de section, le poignet gauche devant son visage, ne quitte pas sa montre des yeux. Plus qu'une minute.

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