<< Chasseurs du ciel >> Capitaine Accart

 

LA GRANDE BATAILLE 11 mai

Avant l'aube, nous nous retrouvons au complet sous la tente, impatients de déguster le savant déjeuner maison que mon ordonnance, promu au rang de barman, prépare chaque jour sous là haute direction de l'inséparable paire Morel et Vuillemain. Dès les premiers rayons du soleil, alertes et missions vont se succéder sans histoire pour moi jusqu'à 3 heures de l'après-midi. Je décolle à ce moment avec une patrouille double légère. Mon équipier est P... toujours, et la deuxième patrouille est formée des deux chefs barmen. Nous volons vers Bétheniville pour intercepter une formation qui a été signalée sur Reims, quand "Nadia " m'annonce que Mourmelon subit un bombardement je fais demi-tour et nous nous portons plein gaz vers Suippes, ce qui a l'avantage de couvrir notre terrain et de nous mener sur la route probable de retour des bombardiers allemands. Nous ne sommes encore qu'à trois mille cinq cents mètres et approchons de la verticale de notre PC, quand je distingue dans le lointain neuf bimoteurs qui filent vers le Nordet. Faible changement de direction, et nous commençons la poursuite en montant légèrement vers les siIhouettes grises et brunes qui se détachent maintenant plus nettement sur le bleu sans nuages de notre ciel de France.

La distance qui nous sépare d'eux ne diminue guère, et je commence à m'inquiéter. Deux, trois, cinq minutes se passent, et nous ne gagnons qu'insensiblement. Mes équipiers comprennent qu'il n'est plus question de me suivre, mais d'arriver coûte que coûte à rejoindre les avions allemands. Morel, puis Vulllemain. me dépassent leurs moteurs tirant un peu mieux que le mien. Par contre P... est distancé et je l'aperçois à trois cents mètres plus bas. Les bombardiers se sont scindés en deux : Six d'entre eux ont pris la direction de l'est et vont nous échapper; les trois autres conservent leur route, et bientôt nous les distinguons nettement. Ce sont des Heinkel 111 bimoteurs lourds qui peuvent transporter deux mille kilos de bombes. Gros gibier. Ils doivent nous voir tout à coup, car ils obliquent brusquement vers la droite comme. pour se rapprocher des six autres. Peine perdue. ceux-ci sont déjà loin et nous arrivons sur la malheureuse section de trois. Morel et Vuillemain à peu près sur la même ligne ont attaqué en même temps, le premier l'ailier gauche. le second l'ailier droit. Devant moi, Morel va me gêner dans un instant s'il ne dégage pas car j'arrive à mon tour à cent cinquante mètres. mais il dégage en virage à gauche au moment où j'ai l'impression qu'il va percuter son adversaire tant il passe près. Déjà un moteur fume. Je tire à mon tour et vois le train d'atterissage du Heinkel sortir et les deux jambes se balancer mollement sous le plan. Deux attaques chacun, et l'ailier gauche se met en virage à gauche en descente hors de combat.

Nous sommes au niveau de Clermont-en-Argonne. Sans nous attarder à achever ce premier bombardier, car P... est derrière nous pour l'obliger définitivement à atterrir en territoire français, Morel et moi donnons un coup de main à Vuillemain qui a déjà bien avancé son affaire : l'ailier droit perd de l'huile et son moteur droit fait concurrence à une cheminée d'usine. Sous nos trois assauts joints, en moins de deux minutes, il déclare forfait et dégage en piquant également à gauche. sans doute dans l'espoir de rejoindre les régions occupées par l'armée allemande. MoreI et Vuillemain le suivent et je suis tranquille sur son compte. Un coup d'oeil en arrière m'a rassuré au sujet du premier Heinkel atteint, car j'ai aperçu P... le harcelant. Reste le chef de section, qui fuit plein moteur vers l'est en direction d'un banc de nuages à formation légèrement cumuliforme qui s'étend vers quinze cents-deux mille mêtres Il ne s'agit pas de laisser s'écouler de précieuses minutes; aussi je m'installe derrière lui, à cent mètres, et par petites rafales pour ne pas perdre de balles, je l'assaisonne méthodiquement.

Le mitrailleur ne réussit qu'à me placer une balle inoffensive dans le bout du plan gauche. Mes projectiles, par contre, font merveille, et grace aux impacts je règle mon tir dont je constate rapidement les effets : les deux jambes du train d'atterrissage tombent presque simultanément et remuent au hasard des secousses autour d'une position moyenne voisine de la verticale, mais qui, je le constaterai tout à l'heure, est un peu inclinée vers l'arrière sous l'effet de la résistance de l'air. Un moteur lache et la vitesse diminue, bien que nous soyons en légère descente. Je n'ai plus de munitions qu'à une seule arme de capot qui tire avec une lenteur désespérante; je voudrais en finir immédiatement sans être obligé de rester sous le feu du mitrailleur, mais je crains de voir arriver le moment où mes dernières cartouches seront épuisées.

Je m'applique, comme au stand de tir, à mettre en panne le deuxième moteur; enfin de la fumée bleue en sort, II a l'air de tousser à plusieurs reprises, et, les deux moteurs au réduit, la descente s'accélère. Nous approchons des nuages aux contours blancs irisés de lumière, quand ma mitrailleuse se tait définitivement. Quelques secondes, et nous pénétrons le brouillard.

Je conserve la même ligne de descente en m'écartant à gauche de quelques degrés pour retrouver Ie Heinkel à la sortie sans toutefois risquer de I'accrocher; en effet, nous débouchons sous le plafond à peu près ensemble. Il m'apparait alors dans toute sa splendeur, à deux cents mètres par le travers. Cet avion est magnifique, à la fois puissant et racé; il possède des lignes qui satisfont les exigences de l'aérodynamique et les lois de l'harmonie. Tout à la contemplation du Heinkel qui descend vers l'est, je me suis rapproché; et, ne trouvant pas de réaction, je viens tout contre lui, prêt à dégager cependant; je reste en vol de groupe avec lui, et rien ne bouge aux postes de mitrailleuses arrière. Plus de munitions, servants blessés? Je ne le saurai jamais. Etrange impression, malgré tout, que ce vol de conserve, moteurs au réduit, après la poursuite acharnée et le combat sans merci d'une demi-heure. Nulle haine entre nous, j'en aurais mis ma main au feu.

Un dernier regard, et je le laisse continuer sa descente: il est à cinq cents mètres d'altitude et n'ira pas jusqu'en Allemagne. Il doit être perdu d'ailleurs, car nous sommes près des étangs de Sarrebourg et il aurait eu beaucoup moins de chemin à faire pour gagner la frontière s'il avait filé plus tôt vers le nord. Quant à moi, j'ai juste assez d'essence pour gagner le terrain où j'atterris après un retour au régime économique, le jaugeur de combustible à vingt litres. J'apprends alors, en faisant mon plein a la soute, que P... a repris, comme Morel et moi l'avions prévu en l'air, le Heinkel de gauche. Après quelques rafales, l'avion allemand a exécuté une suite de mouvements désordonnés pour s'écraser au sol en explosant avec ses occupants en bordure de la forêt d'Argonne. Quant a l'équipier de droite, son équipage, tiré sans arrêt par Morel et Vuillemain, s'est précipitamment posé en campagne au nord de Saint-Mihiel, commençant l'atterrissage les roues à demi sorties,mais finissant rapidement sur le ventre.

 

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