Extrait de << Les Pumas Rouges >> De Tibor TOBAK

Les permissions nous posent d'autres problèmes: en particulier le commandant de la place, le major-général Jordan. Sa passion est de faire la chasse aux officiers et aux "aks" dont la tenue n'est pas réglementaire. L'après-midi du samedi ou du dimanche, il y a des demi-heures mystérieuses où le corso et ses environs sont vides d'officiers et d"'aks" à quelque arme qu'ils appartiennent car la nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre: "Jordan vient de quitter le bâtiment du commandement. LE Jordan arrive !"

Un jour cependant, quelqu'un est parvenu à "rouler" Jordan. Un samedi après-midi, pendant l'hiver 41-42, un caporal-chef aviateur se promène sur le corso dans une tenue absolument invraisemblable : douille de baïonnette chromée, pantalon à pattes d'éléphant, des rubans plus longs que prévus sur le béret style "marin", le bouton supérieur de la vareuse déboutonné et une miche de pain sous le bras. Tout sourire, visiblement sans souci, il jette des coups d'oeil aguicheurs et connaisseur sur les dames qui se promènent. Juste à ce moment là, on donne une "alerte Jordan " mais notre caporal-chef ne semble pas très ému par cette nouvelle; visiblement, il s'en moque. Toujours est-il que le major-général Jordan et le caporal-chef inconnu se croisent en plein milieu du corso: Jordan devient cramoisi en voyant une tenue aussi négligée mais, quand il voit la désinvolture que le délinquant manifeste en le saluant, sa colère parvient à son paroxysme. En arrivant à sa hauteur, la miche toujours sous le bras et avec un sourire digne d'un portier d'hôtel, le militaire touche son béret de deux doigts, puis poursuit nonchalamment sa promenade. Jordan est alors tout près de l'apoplexie. Il lui faut quelques secondes avant de pouvoir hurler :

- Caporal-chef ! A moi !

- A votre service! Que désirez-vous ?

- Je vous arrête! Suivez-moi jusqu'au poste de commande-ment de la garnison! rugit Jordan rouge comme un coquelicot.

Jordan ouvre aussitôt la marche et le caporal-chef lui emboîte le pas. A peine sont-ils à mi-chemin qu'ils croisent un pauvre auxiliaire ouvrier de l'Armée en civil, coiffure militaire et brassard blanc. L'auxiliaire, tremblant de peur à la simple vue des bandes rouges de pantalon de l'officier supérieur, se met à marcher au pas de l'oie aussi fermement que si sa vie en dépendait et exécute un salut parfait. Comme il est au-dessous de la condition du général Jordan de rendre son salut à un simple auxiliaire, il fait donc semblant de ne pas le remarquer. Profitant de l'occasion qui se présente, le caporal-chef ralentit un peu le pas, se glisse de côté vers l'auxiliaire et, tout sourire, lui met la miche de entre les mains en lui glissant tout bas: " Portez-ça derrière le général". L'auxiliaire serre la miche de pain sous son bras et file sans mot dire derrière Jordan.

Le plaisantin en profite bien sûr pour filer par la première rue transversale, comme si le sol l'avait englouti. Le général ne se retourne que dans l'escalier du bâtiment de commandement. Là, l'auxiliaire fait une pirouette devant lui et se met au rapport :

- Mon général, voici votre pain !

Jordan a fait rechercher pendant des jours et des jours le caporal-chef, mais la solidarité entre aviateurs a eu raison de la discipline : il n'a bien sûr jamais été identifié. En revanche, toute la garnison de Kassa a fait des gorges chaudes de l'aventure mais nous avons quand même chèrement payé ce bon moment car tout le personnel de la base a été consigné pendant deux semaines !

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