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Samedi 24 Février 2007 ( SUITE )

De Cappy je passe à Bray sur Somme, puis direction Vaux sur Somme. Après quelques kilomètres, je bifurque à gauche en direction d'un bouquet d'arbres qui sont reliés à la route par un chemin bordé de plots de ciment qui interdisent tout demi tour. J'emprunte ce chemin d'une centaine de mètres de longueur et me gare devant une grille fermée. Sur le pilier qui sert de support à la barrière est accrochée une plaque. << Cimetière militaire de Etinéhem >>. Ici se déroulait une partie de la guerre qui est rarement mise en lumière par les bourreurs de crânes de toutes natures. Ici se déroulait une lutte intime entre la souffrance, le désespoir, la mort, et des dizaines et dizaines de soldats. Il ne reste que deux traces de ces combats, la première est ce cimetière où reposent les soldats qui ont perdu contre la mort, et luttent maintenant contre l'oubli. La seconde est un chapitre d'un des << récits des temps de guerre >> de Georges Duhamel. A mon avis un des deux livres à lire sur la grande guerre si l'on ne veut qu'en lire deux, ce qui serait cependant une erreur. Pas de récits de batailles, pas d'armes, pas de sentiments de victoire, de supériorité. Non, juste énormément d'humanité, servie par une très belle écriture. Parmi tous les récits, et Dieu sait s'ils sont nombreux, c'est celui-ci qui m'a donné envie de me plonger dans cette Histoire, et m'a fait comprendre que derrière une carte zébrée de flêches, une collection de dates ou une exposition d'objets de guerre, il y a l'individu et son histoire.

Extrait de << Récits des temps de guerre >> de Georges Duhamel

 

SUR LA SOMME

Je n'avais pas le coeur à rire et, parfois, j'en sentais comme une vague envie. Je songeais à ces gens qui écrivent dans les journaux, sur la guerre, et qui disent: " La trouée est faite! Qu'attend-on pour y jeter cinquante divisions ? " ou encore: " Il n'y a plus qu'à masser les réserves à proximité du front! Vite, quatre cent mille hommes dans la brèche... "

J'aurais voulu que l'on chargeât ces gens-Ià de trouver, entre Fouilloy et Maricourt, la place du chat qui ronronne sur l'amas de leurs dossiers stratégiques. Ils y auraient éprouvé quelque peine.

Tout en marchant, je rêvassais à mes affaires; de temps en temps, je jetais un coup d'oeil sur le pays, et je vous assure qu'on voyait de curieuses choses.

Sous les peupliers qui font procession le long de la vallée, une immense armée se tenait tapie, avec ses bataillons, ses animaux, ses voitures, toute sa ferraille, ses bâches décolorées, ses cuirs puants, ses immondices. Les chevaux broutaient l'écorce des grands arbres qui dépérissaient, en proie à un précoce mal d'automne. Une foule houleuse s'appliquait à se dissimuler, comme si la face du ciel n'eût été qu'une vaste trahison. Un trio d'ormeaux chétifs servait d'abri à tout un campement, une haie poudreuse couvait dans son ombre le train de combat d'un régiment. Mais la végétation était avare et son asile exigu, en sorte que l'armée regorgeait de partout sur la plaine nue, écorchant les routes qui montraient leur squelette à vif, zébrant les champs de pistes comparables à celles que laisse le passage des grands troupeaux de fauves.

Il y avait des routes mitoyennes où Français et Anglais voisinaient. Là, on voyait défiler la belle artillerie britannique, toute neuve, -pas de patine, mais du vernis, -couverte de harnachements blonds, avec des boucles étamées, des chevaux à la robe choisie, gras et luisants comme des montures de cirque. Il passait aussi de l'infanterie: rien que de jeunes hommes. Les flûtes et les tambours bariolés leur faisaient une sauvage musique de bamboula. Et puis de grands cars à étages emportaient, avec de molles secousses, des blessés aux cheveux clairs, aux regards étonnés, qui avaient l'air placide des voyageurs de l'agence Cook.

Nos villages étaient bondés à crever. L'homme s'était insinué partout, comme une maladie, comme une inondation. Il avait chassé les bêtes de leur gîte pour s'installer dans les écuries, dans les étables, dans les clapiers.

Les dépôts d'obus, de place en place, ressemblaient à des poteries pleines d'amphores terreuses.

L'eau gluante du canal était chargée de chalands qui portaient des nourritures, des canons, des hôpitaux.

Un souffle véhément remplaçait le silence, fait de la respiration de toutes ces existences et du grincement de leurs mécaniques. La campagne entière évoquait une sorte de kermesse sinistre, une foire de la guerre, un ramassis de bastringues et de clans bohémiens.

Plus on approchait de Bray, plus le pays semblait congestionné. Le peuple automobile régnait tyranniquement sur les routes, repoussant à travers champs les humbles convois à chevaux. De petits tacots sur rails montraient de l'indépendance et hululaient avec emphase, bas sur pattes, le dos chargé de millions de cartouches; entre les caisses, des bonshommes étaient accroupis et somnolaient, attestant qu'il est doux d'être assis sur quelque chose qui marche à votre place.

En arrivant au-dessus de Chipilly, je vis une chose étrange. Un vaste plateau ondulait, couvert de tant d'hommes, d'objets et de bêtes que, sur de larges étendues, la terre cessait d'être visible. Au delà de la tour en ruine qui domine Etinehem, s'étendait un pays brun, roux, semblable à une bruyère ravagée par l'incendie. Je vis plus tard que cette couleur était due à l'accumulation des chevaux serrés les uns contre les autres. Tous les jours on en menait boire vingt-deux mille à l'abreuvoir vaseux de la Somme. Ils transformaient les pistes en bourbiers et chargeaient l'air d'une puissante odeur de sueur et de fumier.

Plus vers la gauche, s'élevait une véritable ville formée de tentes écrues, avec des croix rouges écartelées sur leur faîte Au delà, le terrain se creusait et repartait d'un coup de rein vers le champ de bataille frémissant à l'horizon dans une buée noire. De-ci de-là, montaient, côte à côte, les fumées d'une rafale d'obus, rangées comme les arbres d'une route. Plus de trente ballons formaient cercle en plein ciel, ainsi que des curieux qui s'intéressent à une rixe.

L'adjudant me montra les tentes et dit :

-La cote 80, c'est là! Vous y verrez passer plus de blessés que vous n'avez de cheveux sur la tête, et couler plus de sang qu'il n'y a d'eau dans le canal. Tout ce qui tombe entre Combles et Bouchavesnes rapplique là.

Je hochai la tête et nous retournâmes à nos réflexions. Le jour finissait dans l'haleine trouble des marais. De grosses pièces anglaises tiraient, pas très loin de nous, et leur bruit se ruait dans l'étendue comme un coursier furieux qui fonce à l'aveugle. L'horizon était peuplé de tant de canons qu'on percevait un gargouillement continu, semblable à celui d'une immense bouilloire tourmentée par un brasier .

L'adjudant se tourna de nouveau vers moi.

- Vous avez eu trois frères tués à l'ennemi. Dans un sens, vous voilà tiré d'affaire. Vous ne serez pas mal comme brancardier. Dans un sens, c'est malheureux; mais c'est bon pour vous. Le brancardage, c'est dur, mais ça vaut mieux que la ligne, pas vrai ?

Je ne répondis rien. Je songeais au petit vallon désolé où j'avais passé le début de l'été, face à la butte du PIémont. J'avais enduré là de mortelles heures à regarder, entre les peupliers fracassés, les ruines de Lassigny, les pommiers frappés d'horreur au bord de la route chaotique, les trous d'obus écoeurés d'une eau verte et grouillante, le muet visage, chargé de reproches, du castel de Plessier et la colline funèbre qu'un bouleversement cosmique seul avait pu faire surgir des mornes entrailles du rêve. J'avais respiré là, pendant les longues nuits de garde, le souffle fétide des prés fourrés de cadavres. Dans la solitude la plus désespérée, j'avais tour à tour souhaité et redouté de mourir. Et puis on était venu me dire, un jour: " vous allez retourner à l'arrière, puisque votre troisième frère vient d'être tué. " Et beaucoup me regardaient qui semblaient penser, comme l'adjudant: " Ton troisième frère est mort. Dans un sens, tu en as de la chance ! "

C'est à tout cela que je pensais, en me rendant à mon nouveau destin, pendant que nous cheminions sur le plateau dressé, comme un autel, vers la nue et chargé de millions de créatures, ainsi que pour un sacrifice.

Il faisait sec depuis plusieurs jours et nous vivions dans le royaume de la poussière. La poussière est la rançon des beaux jours; elle imprègne la meute guerrière et se mêle à ses travaux, à ses aliments, à ses pensées; elle sale les lèvres, croque sous la dent et enflamme les yeux. Elle avilit la joie candide de respirer. Mais, lorsqu'elle disparaît, le règne de la boue commence, et l'âme végète encore mieux dans la poussière que dans la boue.

Au loin, semblables à des fleuves paresseux, de grands courants de poussière dessinaient toutes les routes de la contrée, et, par infiltration, diffusaient, au gré des brises, sur le paysage. La lumière en était offensée, comme était souillé le ciel par les grands vols d'avions, souillé et injurié le silence, souillées et mutilées la terre et sa fourrure végétale.

Je n'étais déjà point enclin à la joie, mais tout cela m'enivrait de tristesse.

Promenant mes regards sur ce qui m'entourait, je ne trouvais à les reposer que dans les yeux innocents des chevaux, ou dans ceux même de quelques hommes malheureux et timides qui travaillaient au bord des pistes. Tout le reste du monde n'était qu'un hérissement belliqueux.

A la nuit tombante, nous arrivâmes dans la ville des tentes.. L'adjudant me conduisit vers une tortoise et m'y fit trouver une place sur la paille qui sentait la porcherie. Je posais mon sac, m'étendis et m'endormis.

*

Levé avec le petit jour, je voguais à travers le brouillard et cherchais à comprendre.

Il y avait une route, celle d'Albert, usée, creusée, surmenée de besogne. Elle charriait le flot incessant des blessés. Au borde laroute se dressait la ville des tentes, avec des rues, des faubourgs, les places publiques. En arrière des tentes, un cimetière. C'était tout.

J'étais accoudé à un pieu; je regardais le cimetière. Il était déjà exubérant, il avait l'air affamé. Un gros de prisonniers allemands travaillait à y creuser de longues tranchées qui béaient comme autant de gueules. Deux officiers passèrent ; l'un était obèse et paraissait guetté dès le matin par le coup de sang. Il disait à l'autre, avec des gestes frénétiques :

- Nous avons deux cents fosses d'avance et presque autant de cercueils. Non! Non! Il ne faudra pas dire qu'elle n'a pas été préparée, cette offensive !

En effet, il y avait un grand nombre de cercueils tout prêts. Ils remplissaient une tente où l'on exposait sommairement les cadavres. Installée en plein vent, une copieuse équipe dc menuisiers débitaient les planches de sapin. Ils sifflaient et chantaient innocemment, comme il est d'usage lorsque l'on occupe ses mains.

C'est à ce service que, dès le jour même, je fus affecté, sous le prétexte que je m'étais, dans ma jeunesse, occupé d'ameublement d'art.

Je connus, une fois de plus, que chaque homme juge les plus majestueux événements du seul point de vue que lui proposent sa profession et ses aptitudes. Il yavait là un sergent qui se formait une opinion sur la guerre mondiale de par la qualité du bois qu'il devait travailler. Quand le bois était mauvais, il disait: " Cette guerre est une grande foutaise! " Mais quand le bois ne contenant pas de noeuds, il opinait : " On les aura! "

Un jeune homme inquiet et tatillon assumait la charge accablante de diriger tout l'hôpital. Il apparaissait à tout instant, les doigts crispés sur des liasses de papiers qui passaient alternativement d'une de ses mains dans l'autre. J'eus peu l'occasion de l'entendre parler; mais, presque chaque fois, je surpris les mêmes propos: " Ça ne me regarde pas... Moi, je m'en fous ! J'ai assez de soucis comme cela... "

Je reconnais qu'il lui fallait penser à beaucoup de choses. Presque toute la journée, les automobiles alourdies d'une cargaison gémissante se succédaient sur la voie cintrée qu'on empierrait à la hâte et qui était comme la bouche vorace de ce vaste organisme. Au sommet de la courbe, les voitures se vidaient sous un porche orné de drapeaux, assez semblable aux dais pavoisés que l'on dresse, les jours de noces, à la porte des églises.

Dès le premier soir, je reçus l'ordre de participer, pour la nuit, au service du brancardage, à l'arrivée des voitures. Nous étions une quinzaine sous le porche, rassemblés pour la même besogne.

Jusque-là, j'avais vu les camarades blessés à mes côtés, dans la tranchée, partir pour un voyage long et mystérieux dont nous savions peu de chose. L'homme frappé était escamoté; il disparaissait du champ de bataille. J'appris à connaitre toutes les étapes de la vie douloureuse qui commençait dès lors pour lui.

Le soir où j'entrai en fonctions, il y avait eu quelque chose vers Maurepas ou le Forest; c'était, entre deux grandes journées de la bataille, un de ces épisodes qui n'arrachent pas toujours une ligne au rédacteur du communiqué. Les blessés n'en arrivèrent pas moins toute la nuit. Dès leur descente de voiture nous les faisions pénétrer dans la grande tente. C'était un immense hall de toile éclairé à l'électricité. On l'avait dressé sur le chaume et son sol grossier était encore hérissé d'herbes anémiques et de mottes mal écrasées. Les blessés qui pouvaient marcher étaient introduits à la file dans une sorte de couloir, entre deux rampes, comme on en voit à l'entrée des théâtres où la foule fait queue. Ils avaient l'air ébloui et surmené. On leur retairait leurs armes, leurs coutelas, leurs grenades; ils se laissaient faire, comme des enfants accablés de sommeil. Puis, on les interrogeait. Le massacre européen veut de l'ordre. Une comptabilité minutieuse règle tous les actes du drame. Au fur et à mesure que ces hommes défilaient, on les comptait, on les couvrait d'étiquettes ; des scribes vérifiaient leur identité avec la froide exactitude d'employés de la douane. Eux répondaient, d'ailleurs, avec la patience de l'éternel public au guichet administratif. Parfois ils se permettaient une réflexion. On demandait à un chasseur :

- C'est toi qui t'appelles Menu ?

Et le chasseur remarquait d'un air navré :

- Eh oui! malheureusement !

J e me rappelle un petit bonhomme qui portait le bras en écharpe. Un médecin consultait ses fiches et disait :

- Tu as une plaie du bras droit ? Et l'homme de répondre avec modestie :

- Oh! c'est pas une plaie, c'est seulement un trou.

Dans un coin, on distribuait de la nourriture et des boissons. Un cuisinier découpait des tranches de boeuf et tailladait à même une meule de gruyère. Les blessés saisissaient les victuailles de leurs mains pleines de terre et de sang, et ils mastiquaient avec lenteur et délice. On devinait que, pour beaucoup, la faim et la soif étaient la première souffrance. Ils se tenaient sur un banc, timidement assis, comme des invités pauvres au buffet d'une fête.

En face de ces hommes, il y avait une vingtaine de blessés allemands que l'on avait débarqués là, pêle-mêle. Ils somnolaient ou jetaient de brefs regards avides sur les vivres et les seaux de thé fumant. Retrouvant un mot célèbre, un fantassin grison qui se tassait de larges morceaux de bouilli entre les mâchoires dit tout à coup au cuisinier :

- Ben quoi! Donne-leur-z-y quand même un bout de barbaque!

- C'est-y que tu les connaîtrais ? plaisanta le cuistot.

- Si je les connais, les vaches! On s'a cogné ensemble toute la sainte journée ! Allez, colle-leur-z-y quand même un bout de barbaque.

Un freluquet au nez anguleux, au regard de myope, ajouta d'un ton concentré :

-Faut ça pour la réputation...

Et ils continuèrent à deviser avec gravité, en lampant des tasses d'une tisane bouillante, qu'on leur versait d'un broc de fer-blanc. De l'autre côté de la tente, le spectacle était tout différent : les blessés étaient tous couchés et grièvement atteints. Rangés côte à côte, sur le sol rugueux, ils formaient une mosaïque de souffrance teinte aux couleurs de la guerre, fange et sang, empuantie des odeurs de la guerre, sueur et pourriture, bruissante des cris, des lamentations, des hoquets qui sont la voix même et la musique de la guerre.

Ce spectacle me glaça. J'avais connu le hérissement du massacre, la chasse et l'hallali. Il me fallait apprendre une autre horreur, celle du " tableau ", l'accumulation des victimes gisantes, la perspective du vaste hall grouillant, au ras du sol, d'un amas de larves humaines.

J'avais fini le brancardage et m'empressais autour des blessés; j'avais la maladresse d'une bonne volonté trop émue. Il yen avait qui vomissaient, le front ruisselant, avec des peines infinies. La plupart demeuraient immobiles, raisonnables, comme attentifs aux progrès intérieurs de leur mal. L'un surtout me bouleversa. C'était un petit sergent blondin, à la moustache délicate. Il pleurait, dans sa main, avec un désespoir qui ressemblatit à de la honte. Je lui demandai s'il souffrait. Il me répondit à peine. Alors, soulevant doucement sa couverture, je vis que la mitraille l'avais cruellement frappé dans sa virilité. Je ressentis une profonde compassion pour sa jeunesse et pouIr ses larmes.

Il y avait aussi un jeune garçon qui criait, à intervalless réguliers, une plainte curieuse, une plainte de son pays, dont je ne saisissais que ces syllabes: " Ah! mon... don... ah! mon... don... " Un médecin qui passait lui dit :

- Allons! un peu de patience! Ne crie pas comme cela !

L'enfant s'arrêta un petit moment pour répliquer :

- Faudrait plus avoir de voix, pour pas crier.

Et, tout de suite, il se reprit à dire " ah! mon... don... " en mesure, comme si ce rythme et ces mots eussent été nécessaires à sa souffrance.

Son voisin était un homme rude, à la mâchoire puissantc, aux traits massifs et énergiques, avec cette coupe du crâne et cette implantation des cheveux qui font reconnaître les gens d'Auvergne.

Il regarda le petit garçon qui gémissait à ses côtés, et, se tournant vers moi, estima, avec un mouvement d'épaules :

- Si c'est pas malheureux d'être amoché comme ce garçon-là.

- Et toi, lui dis-je, qu'est-ce que tu as ?

- Oh! moi, je crois bien que j'ai plus de pieds; mais je suis d'une grosse santé; le coffre est solide.

Et c'était vrai: je vis qu'il avait eu les deux pieds arrachés.

Les lampes électriques s'auréolaient d'une buée nauséabonde. Sur les parois de la tente, dans les plis, on voyait, par gros paquets noirs, dormir les mouches domptées par la fraîcheur de la nuit.

La salle peu à peu se déblayait. De grandes ondes roulaient sur ses toiles et les agitaient comme d'un frémissement ou comme d'une ruade, selon que le vent ou le canon en était la cause.

Je fis, avec précaution, quelques pas, en enjambant les brancards, et je me trouvai dehors, dans une nuit grondante, illuminée par l'aurore boréale du champ de bataille.

J'avais marché, les mains en avant, et venais de toucher une palissade; je connus soudain la sensation d'être accoudé au balcon de l'enfer.

Quel orage humain ! Quelle explosion de haine et de destruction ! On eût dit qu'avec des millions d'étincelles une troupe de géants forgeaient l'horizon de la terre en frappant dessus à coups redoublés. Faite d'une infinité de lueurs furtives, une immense lueur continue vivait, palpitait, bondissait, éblouissant le paysage et la nue. Des gerbes irisées fusaient en plein ciel, comme le marteau-pilon en exprime de la fonte incandescente.

Pour moi qui sortais de la tranchée, tous ces artifices signifiaient quelque chose, des recommandations, des ordres, des appels désespérés, des signaux d'égorgement, et je commentais ce brasier comme s'il eût exprimé en toutes lettres la fureur et la détresse des combattants.

Dans la direction de Combles, à gauche de Maurepas, un point surtout brûlait avec rage. C'est là que se faisait la soudure des deux armées, l'anglaise et la française; c'est là que l'ennemi concentrait avec insistance l'effort tumultueux de ses feux. Pendant des semaines, je vis, chaque nuit, s'allumer à cette place la même flamme dévorante. Elle était, à chaque seconde, si intense que cette seconde donnait l'impression d'être la seconde décisive. Mais les heures, les nuits, les mois s'avançaient lentement à travers l'éternité et chacun de ces instants terribles n'était qu'un paroxysme dans une infinité de paroxysmes. C'est ainsi que la douleur des plaies donne souvent à croire qu'elle ne saurait être tolérée davantage; mais la mort n'accède pas volontiers au désir des hommes: elle frappe à son gré, quand elle veut, où elle veut, et ne souffre guère d'être séduite ou conseillée.

Le matin vint. Ceux qui auront vu les aubes de la guerre, après les nuits employées à combattre ou consumées dans la sanglante besogne des ambulances, ceux-là connaîtront une des plus grandes laideurs et une des plus grandes tristesses du monde.

Pour ma part, je n'oublierai jamais cette lumière avare et verte, cet aspect découragé des lampes et des visages, cette odeur suffocante des hommes envahis par la pourriture, ce frisson du froid matinal, pareil au dernier souffle glacé de la nuit dans les frondaisons engourdies des grands arbres.

*

Mon service de brancardier était achevé. Je pus retouner à la menuiserie. Je façonnais les pesantes planches de bois vert en pensant à toutes sortes de choses, comme en conçoit l'esprit privé de sommeil et abreuvé d'amertume.

Vers huit heures du matin, le peuple des mouches salua le soleil qui se dégageait péniblement des brumes; et ces bêtes commencèrent de se livrer à leur grande orgie quotidienne. Tous ceux qui ont passé sur la Somme en 1916 conserveront le souvenir des mouches. Le désordre du champ de bataille, sa richesse en charognes, l'accumulation anormale des animaux, des hommes, des mangeailles gâtées, toutes ces causes déterminèrent, cette année-là, une énorme éclosion de mouches. Elles semblaient s'être donné rendez-vous de tous les points du globe pour assister à une exceptionnelle solennité. Il y en avait de toutes les espèces, et le monde humain, livré à ses haines, restait sans défense contre cette odieuse invasion. Pendant tout un été, elles furent les maîtresses, les reines, et on ne leur marchanda pas la nourriture.

J'ai vu, à la cote 80, des plaies fourmillantes de larves, ce que l'on avait pu oublier depuis la bataille de la Marne. J'ai vu des mouches se précipiter sur le sang et le pus des blessures et s'en repaître si gloutonnement qu'on pouvait les saisir avec des pinces ou avec les doigts sans qu'elles consentissent à s'enfuir, à quitter leur festin. Elles propageaient toutes sortes d'infections et de gangrènes. L'armée souffrit cruellement par elles, et l'on peut s'étonner que la victoire ne leur soit pas restée, en définitive.

Rien n'était plus morne et pelé que le plateau sur lequel était dressée la ville des tentes. Chaque matin, de pesants tracteurs montaient la côte d'Etinehem et venaient abreuver le camp. Ils remplissaient d'une eau douceâtre quelques tonneaux épars dans les allées, et, sur cette provision, il fallait, tout un jour désaltérer les hommes, laver toutes les souillures et les déjections de la maladie.

Pas un buisson, jusqu'aux bosquets de l'horizon. Pas une touffe d'herbe fraîche. Rien que l'immensité poudreuse ou gluante selon que le visage du ciel était serein ou furieux. Pour colorer cette désolation, on avait eu l'idée de jardiner quelque peu entre les tentes, et les blessés que l'on descendait de voiture apercevaient avec étonnement, à travers la lugubre agitation des choses militaires, le pâle sourire d'un géranium ou les petites cathédrales gothiques des genévriers arrachés aux bords pierreux de la vallée et repiqués là, hâtivement, selon le dessin des jardins à la française.

Je ne peux me rappeler sans une étrange émotion la tente sous laquelle agonisaient une douzaine de soldats atteints de gangrène gazeuse. Tout autour de ce lieu désespéré courait une maigre plate-bande, et un homme attentif s'efforçait avec placidité d'y faire s'épanouir la clochette rouge des salvias.

Parfois la terre, accablée par le mois d'août, se pâmait sous le brusque assouvissement d'un orage. Ces jours-là, les tentes claquaient de toutes leurs toiles et paraissaient, comme de grands oiseaux livides, se cramponner au sol pour mieux résister à l'autan.

Mais, ni les ruées de la pluie, ni les galopades de la foudre, rien de ces fureurs naturelles ne parvenait à distraire les hommes de leur guerre. On continuait, sur la colline 80, à opérer et à panser les blessés, comme, sur les collines voisines, l'artillerie continuait à éventrer le sol disputé. Souvent même il semblait que l'homme s'obstinât à parler plus haut que le ciel et une sorte d'enchère s'engageait entre les canons et le tonnerre. Une fois, je me rappelle, la foudre eut le dernier mot : deux ballons-saucisses s'enflammèrent et l'artillerie, aveuglée, balbutia, puis finit par se taire.

Je fus, au bout de quelques jours, chargé d'installer sous les tentes de menus objets de menuiserie, bancs ou tablettes. Je me transporItais sur place avec mes outils et faisais de mon mieux pour ne pas importuner les patients déjà excédés par les bruits de la bataille. Ce service m'était pénible, parce qu'il me rendait le témoin impuissant de toutes les misères. Un jour, cependant, j'assistai à une scène belle et touchante : un jeune artilleur, frappé au visage, recevait la visite de son frère, aspirant d'un régiment voisin. Ce dernier, tout pâle, considérait la face du blessé qui n'était plus rien qu'un pansement souillé et qu'un regard. Il lui avait pris les mains, et s'approchait instinctivement comme pour l'embrasser, puis il reculait et s'approchait encore, en proie à une émotion mêlée d'horreur et de compassion. Alors le blessé, qui ne pouvait parler, eut une inspiration pleine de tendresse et, dégageant ses doigts, se mit à caresser les cheveux et la figure de son frère. Cette effusion silencieuse disait combien volontiers l'âme renonce aux paroles pour se livrer à ses mouvements les plus intimes.

Sous la même tente mourait le lieutenant Gambier.

C'était un homme simple, un peu fruste, voué à quelque obscur emploi civil et qui, par la seule vertu de son courage appliqué, avait conquis des galons d'officier. Une hémorragie venait d'épuiser son grand corps et il mit deux jours à mourir. Le souffle de la vie mit deux jours à quitter ses membres glacés que couvraient de grosses gouttes d'une sueur visqueuse. De temps en temps, il poussait un soupir. Alors, quittant mon vilebrequin et mes vis, je venais lui demander s'il n'avait pas besoin de quelque chose. Il me regardait avec des yeux agrandis, pleins de souvenir et de tristesse et disait :

- Je ne veux rien; mais j'ai le cafard! oh! j'ai le cafard !

Je fus presque content de le voir mourir : son interminable agonie était trop lucide. Le petit Lalau, qui mourut le même jour, partit du moins noyé dans l'inconscience et le délire.

C'6tait un garçon de la campagne; il avait été blessé à la moelle épinière par un petit éclat d'obus. Il fit une espèce de méningite, et, tout de suite, cessa d'appartenir au monde raisonnable. Les prunelles de ses yeux se balançaient de droite à gauche avec une rapidité vertigineuse; il remuait sans arrêt la mâchoire, à la façon des ruminants. Un jour, je le trouvai dévorant le chapelet qu'un aumônier lui avait passé au cou. Un infirmier lui maintint ouverte la bouche dont nous retirâmes maints fragments de bois et de fil de fer. Le malheureux riait doucement en répétant: " C'est dur, c'est dur à mâcher ! "et les plis de sa figure étaient secoués d'une foule de tics douloureux.

Le délire déconcerte et blesse notre esprit comme le suprême désordre : celui des choses du jugement. Mais il traduit peut-être une bienveillance de la nature qui retire à l'homme déchu le contrôle de sa misère. La vie et la mort ont de ces sombres bontés. C'est ainsi que je vis un soldat percé de tant de coups que les chirurgiens avaient estimé son cas au-dessus des ressources de l'art. Il portait, entre autres blessures, un long éclat d'acier fiché comme une dague à travers le poignet droit. Ce spectacle offensait si cruellement les yeux qu'on tenta de retirer l'éclat. Un médecin l'avait pris à pleine main et l'ébranlait de menues secousses.

- As-tu mal ? disait-il de temps en temps.

Et le patient répondait :

-Non, mais j'ai soif !

- Comment, demandai-je au médecin, comment peut-il ne pas souffrir de ce que vous lui faites ?

- C'est, me répondit le praticien, qu'il est dans l'état de choc.

Et je compris comment l'excès même des douleurs procure parfois aux victimes une trêve qui est en quelque sorte un avant goût de l'anéantissement, le prélude des délices de la mort.

A l'extrémité de chacune des grandes tentes rectangulaires, on avait dressé une de ces petites tentes coniques que les troupiers appellent des marabouts. Elles servaient de chambres d'agonie. C'est là qu'on enfermait les hommes perdus, dans une solitude préalable à celle du tombeau. Quelques-uns semblaient s'en rendre compte, tel ce soldat à l'abdomen perforé qui, en pénétrant sous la tente ronde, demanda qu'on lui mît du linge propre :

- Ne me laissez pas, répétait-il, mourir avec une chemise sale. Donnez-m'en seulement une blanche. Si vous êtes pressés, je la mettrai bien moi-même.

Parfois, excédé de tant de souffrances, je sollicitais des corvées hors du camp, pour donner de l'air à mes idées, renouveler le thème de mes réflexions. C'était toujours avec un soupir de soulagement que je m'éloignais de la ville des tentes. Je contemplais, de loin, cette sinistre agglomération qui ne manquait point d'analogie avec une fête foraine; je cherchais, parmi la blancheur des toiles et les croix écarlates, la pointe des marabouts, je regardais aussi le cimetière où des centaines et des centaines de corps étaient enfouis et, supputant la somme de tristesses, de désespoirs ou de colères accumulés sur ce point de la terre, je pensais à ces gens qui, dans l'intérieur du pays, peuplent les cafés-concerts, les salons, les cinémas, les lupanars, jouissent effrontément d'eux-mêmes, du monde et du temps, et, à l'abri de ce tremblant rempart de sacrifices, se refusent à communier dans la détresse universelle. Je pensais à ces gens avec encore plus de honte que de ressentiment.

Les courses au dehors me rafraîchissaient le cceur, je trouvais quelque réconfort dans le spectacle d 'hommes sains ménagés par la bataille.

Quelquefois j'allais jusque dans le secteur anglais. L'artillerie à longue portée s'y prodiguait. Les pièces étaient servies par des soldats en manches de chemise, en pantalons longs, souillés d'huile et de cambouis, qui ressemblaient beaucoup plus à des ouvriers d'usine qu'à des militaires. On sentait là combien la guerre est devenue une industrie, une entreprise mécanique et méthodique de tuerie.

Un soir, passant sur la route d'Albert, j'entendis parler des hommes assis au revers d'un fossé. Ils avaient l'accent des paysans du Nord et devaient appartenir aux régiments qui revenaient alors du feu.

-Après la guerre, disait l'un deux, ceux-là qui voudront se mêler des affaires publiques, faudra qu'ils pourront dire qu'ils l'auront faite, c'te guerre !

Mais cette phrase candide, surprise en passant, la nuit, sur une route du front, cette phrase sans importance et sans écho se perdit dans le tumulte de la canonnade.

Je dus bien des choses à mon nouveau métier de brancardier . Je lui dus de connaître les hommes mieux que je ne les avais connus jusque-là, de les connaître baignés dans une lumière plus pure, nus devant la mort, dépouillés même des instincts qui dénaturent la divine beauté des âmes simples.

A travers les plus grandes épreuves, notre race de laboureurs est demeurée vigoureuse, pure, digne des nobles traditions humaines. Je vous ai connus, Rebic, Louba, Ratier, Freyssinet, Calmel, Touche et tant d'autres que je ne dois pas nommer, pour ne pas appeler le pays tout entier. On ne saurait dire que la blessure choisit ses victimes, et pourtant, quand je passais entre les lits où se débattait votre destin, quand je vous regardais un à un, au visage, vous me sembliez tous des hommes bons, patients, énergiques, et tous vous méritiez d'être aimés.

Ne le méritais-tu point, toi, Rebic, sergent aux cheveux gris, qu'une douce famille attendait au foyer ? Un jour, on venait de panser la grande plaie que tu portais au flanc, et nous nous empressions autour de toi pour te mettre du linge blanc et te faire un lit convenable. Tu te pris à pleurer, homme simple et bon, et comme nous t'en demandions la cause, tu trouvas cette réponse sublime :

- Je pleure de voir tout le mal que je vous donne.

De Louba, nous ne pouvions pas attendre des paroles : l'éclat d'obus lui avait effondré la face. Il ne restait rien de son visage qu'une immense plaie barbare, un reil dévié, déjeté, et e front, un humble front de paysan. Un jour, pourtant, comme nous lui disions des choses fraternelles, Louba voulut nous témoigner son contentement, et il nous fit un sourire. Ils s'en souviendront, ceux qui ont vu l'âme de Louba sourire sans visage.

Freyssinet, enfant de vingt ans, cédait souvent au délire, il s'en rendait compte dans ses instants de lucidité et en demandait pardon à ceux que cela pouvait importuner. L 'heure vint où il connut un majestueux repos. Ce jour-là, un personnage chamarré parcourait les tentes en imposante compagnie. Il s'arrêtait au pied de chaque lit et prononçait, d'une voix avantageuse, des paroles établissant quel honneur cette allocution même représentait pour le blessé. Il fit halte devant le lit de Freyssinet et entreprit son discours. Comme il était homme d'importance et méthodique, il dit tout ce qu'il avait à dire sans remarquer les signes qu'on multipliait à son intention. Ayant parlé, il demanda toutefois à ses assistants :

- Vous avez quelque chose à me signaler ?

- Oui, lui répondit-on, c'est que... ce blessé est mort.

Mais Freyssinet était si modeste, si timide, que toute son attitude de cadavre trahissait le respect et la confusion.

C'est là aussi que je fis la connaissance de Touche.

Il nous arriva, le pauvre Touche, avec sa tête cassée, évacué d'un poste de secours détruit par l'incendie. Je le voyais bouleverser de ses mains tâtonnantes une vieille musette qui contenait toute sa fortune.

- Non, non, disait-il, elles sont bien perdues...

- Que cherches-tu ? lui demandais-je.

Je cherche les petites photos de mes deux gamins et de ma femme. Malheureusement, on me les a perdues. Elles vont me manquer...

Je l'aidai dans ses recherches et, ce faisant, je m'aperçus que Touche était aveugle !

Pauvre Touche! Il me reconnaissait très bien à la voix et me réservait toujours un sourire. Il mangeait avec la maladresse d'un homme qui n'est point encore habitué à son infirmité. Mais il tenait à se débrouiller tout seul et nous disait d'une voix sereine :

- Je fais mon possible, voyez-vous : je fouille dans l'assiette jusqu'à ce que je sente plus rien.

Ai-je pu oublier le nom de celui qu'on nous apporta, une nuit, les deux jambes broyées et qui murmura simplement : " C'est dur de mourir ! Allez ! Allez ! Je serai courageux. "

Comment s'appelait donc aussi ce garçon naïf qui nous recommanda en ces termes son pied, malmené par une grenade :

-Prenez bien garde, messieurs, c'est que je ne suis pas encore marié !

Mais Calmel, Calmel, aucun de ceux qui l'ont connu ne voudra l'oublier. Jamais homme, plus ardemment, ne désira de vivre. Jamais homme ne s'en rendit plus digne par son endurance et sa résignation. Il souffrait de blessures mortelles que désavouait à tout instant son regard étincelant de vie intérieure. C'est lui qui, lors d'un bombardement nocturne, apostrophait ses camarades de salle et les conviait au calme, avec sa voix de moribond autoritaire :

- Allons, allons! disait-il. Nous sommes tous des hommes ici, n'est-ce pas ?

Telle est la force de l'âme que ces seuls mots, prononcés par une telle bouche, eurent le pouvoir de restaurer l'ordre et la confiance dans les creurs.

C'est à Calmel qu'un civil grassouillet, chargé de je ne sais quelle mission aux armées, dit un jour avec une conviction jubilante :

- Tu parais bien touché, mon brave ! Mais si tu savais quelles blessures nous leur faisons, avec notre 75 ! Des blessures terribles, mon cher, terribles !

Chaque jour amenait des visiteurs à la cote 80. Ils arrivaient d'Amiens dans de somptueuses automobiles; ils traversaient en causant le grand hall de toile, semblable à une exposition de concours agricole; ils adressaient aux blessés quelques paroles en rapport avec leurs fonctions personnelles, leurs opinions, leurs dignités. Ils prenaient des notes sur des calepins et acceptaient quelquefois de souper à la table des officiers. Il y avait des étrangers, des philanthropes, des hommes politiques, des comédiennes, des millionnaires, des romanciers et des folliculaires. Ceux qui recherchaient les sensations fortes étaient parfois admis à pénétrer sous une tente conique ou dans une salle d'opérations.

Ils repartaient, satisfaits de leur journée quand le temps était beau, et assurés d'avoir vu des choses curieuses, des combattants héroïques, une installation modèle.

*

Mais silence! J'ai prononcé vos noms, Freyssinet, Touche, Calmel, et ils ne sauraient laisser à mon creur qu'un souvenir trop noble pour être mêlé de fiel.

Qu'est devenue la cote 80 désertée ? La bataille a marché vers l'est. L'hiver est arrivé, la ville des tentes a plié ses toiles, ainsi qu'une flotte de voiliers qui doit appareiller pour de nouveaux destins.

En rêve, souvent, je revois le plateau nu et l'immense cimetière échoué dans les labours brumeux, comme, au fond des mers, les épaves d'un naufrage innombrable.

 

 

Je passe un instant à consulter le registre, d'y trouver un nom, mais il pleut et cela n'est pas facile. Je laisse cet endroit, à la poursuite du temps qui passe et me dirige vers un autre cimetière non loin de là. Il s'agit du Dive Copse military cemetery. Ici repose le pilote enregistré dans les archives allemandes comme étant la 73ème victoire de Manfred von Richthofen. George Helliwell Harding était américain. A l'entrée en guerre de son pays le 6 avril 1917, il préfère rejoindre le Canada pour s'engager dans le Royal Flying Corps, au lieu d'attendre son tour parmi le grand nombre d'américains s'étant portés volontaires. Après avoir passé un certain temps à apprendre le métier de pilote de guerre, il arrive au 79 Squadron au début de mars 1918. Le 27 mars il décolle de Beauvois pour une mission au dessus du front, les allemands sont en pleine offensive. Le matin du 27, la Jasta 11 mène une patrouille au dessus d'Albert. Un nouveau pilote vole à la 11. Un as déjà titulaire de 20 victoires. Von Richthofen l'a << débauché >> de son ancienne Jasta, la 37. Ce jeune pilote se nomme Ernst Udet. A la fin de la guerre il sera le second au palmarès des as allemands. Juste derrière von Richthofen

extrait de << Ma vie et mes vols >> de Ernst Udet :

 

<< Il n'y a sur tout le front qu'une seule escadre Richthofen. Maintenant, je connais le secret de son succès.

Les autres escadrilles s'installent dans des châteaux ou dans de petites localités à vingt, trente kilomètres à l'arrière du front. Les hommes de Richthofen logent dans des baraques de tôle ondulée que l'on peut démolir et reconstruire en quelques heures. Ils se trouvent rarement à plus de vingt kilomètres des premières lignes. Les autres escadrilles sortent deux ou trois fois par jour, Richthofen et ses gens cinq fois. Les autres cessent leur activité en cas de mauvais temps, ici on vole à peu près par tous les temps.

Mais le plus surprenant à mon sens, c'est la technique des terrains d'atterrissage avancés. Une invention de Boelcke, le père de l'aviation allemande. Richthofen, son élève le plus doué, l'a reprise à son compte.

A quelques kilomètres à l'arrière du front, souvent même à portée des obus ennemis, nous nous installons en plein champ sur des transatlantiques. Nous attendons, tout équipés à côté de nos appareils prêts à décoller. Dès qu'un ennemi se montre à l 'horizon nous prenons l'air .Un appareil, trois ou une escadrille entière.

Le combat terminé, nous redescendons et, de nouveau étendus sur nos chaises longues, nous scrutons le ciel à la longue-vue en quête d'un nouvel adversaire. Les vols de barrage n'existent pas ici, Richthofen n'en est pas partisan. Il n'admet que les vols de patrouille sur les arrières de l'ennemi. " A monter la garde en l'air, les chasseurs perdent de leur combativité. "

Aussi, nous ne montons que pour nous battre.

Il est dix heures quand je me présente à l'escadre. Dès midi, je fais ma première sortie avec la 11ème escadrille. L' escadre compte trois autres escadrilles la 4 la 6 et la 10. La 11 est commandée par Richthofen en personne. Il tient à essayer lui-même chaque nouvel arrivant.

Nous sommes cinq pour cette sortie: le capitaine en pointe, derrière lui Just et Gussmapn, Scholtz et moi en queue. C'est la première fois que je pilote le Fokker triplan. Nous volons en direction de l'ouest, à cinq cents mètres environ au-dessus des entonnoirs.

Au-dessus d'Albert en ruines, un observateur d'artillerie anglais plane au ras des nuages. Sans doute en train de régler le tir de ses batteries. Nous volons un peu plus bas que lui ; il ne nous a probablement pas remarqués car il continue tranquillement à tourner en cercle.

J'échange un coup d'oeil rapide avec Scholtz, qui approuve. Je me détache de la formation pour foncer sur le Tommy. Je l'attaque de front. A la manière du requin, je le prends par-dessous et j'ouvre le feu à très courte distance. Son moteur est criblé de balles. Tout de suite il bascule, pour exploser aussitôt après en plein vol. Ses débris en flammes tombent tout près d'Albert.

Une minute plus tard, j'ai rejoint l'escadrille et nous pour suivons notre course vers les lignes ennemies.

Scholtz me fait de nouveau signe, la mine réjouie. Mais le capitaine a observé l'épisode lui aussi. Ses yeux sont partout, semble-t-il. Il se tourne de mon côté, avec un salut de la tête.

A droite au-dessous de nous, la Chaussée Romaine. Les arbres n'ont pas encore leurs feuilles. Comme à travers une grille, on peut voir des colonnes de troupes en marche. Elles vont vers l'ouest, ce sont des Anglais. Ils battent en retraite devant notre offensive.

Une file de Sopwith-Camels passe au ras des cimes des arbres. Ce sont des monoplaces anglais. Ils doivent être là pour protéger la Chaussée Romaine, l'une des lignes de retraite de l'ennemi.

A peine ai-je le temps de voir la scène que le Fokker rouge de Richthofen plonge en piqué, et nous tous à sa suite.

Les Sopwith-C.amels s'égaillent comme une nichée de poussins sous l'attaque de l'épervier. Un seul ne peut s'échapper, celui que Richthofen a pris sous son feu.

Tout se passe si vite qu'on peut à peine parler de combat. On croit, un instant, que le capitaine va l'éperonner, tant les deux appareils sont proches. Dix mètres tout au plus, à mon avis. Le Sopwith frémit de bout en bout. Il pique du nez, l'essence fuse en panache blanc et c'est une masse de feu et de fumée qui tombe dans un champ, en bordure de la route.

Notre retour s'effectue à cinq cents mètres d'altitude. Il est midi et demi quand nous nous posons. C'est la troisième sortie de Richthofen ce matin-là. A ma descente d'avion, je le trouve déjà sur le terrain. Il vient à moi, un sourire flottant sur ses lèvres minces.

" Est-ce que vous les descendez toujours comme cela par l'avant, Udet ? ", demande-t-il. Il y a une certaine note d'admiration dans sa voix.

" J'ai déjà eu quelques résultats de cette manière. " J'ai répondu d'un ton aussi détaché que possible.

Il sourit à nouveau. " Au fait ", jette-t-il par-dessus l'épaule tout en s'éloignant, " vous pourrez prendre demain le commandement de la 11ème escadrille. "

J e savais déjà qu'il me confierait un jour une escadrille, mais sa manière de m'en faire part me surprend un peu.

" Eh bien, mon vieux ", me dit Scholtz en me tapant sur l'épaule, " vous pouvez dire que vous êtes dans la manche du capitaine. "

" Pas du tout mon avis ", ai-je répliqué d'un air bougon. Mais il faut bien le prendre comme il est. Il s'agit seulement de s'habituer à sa manière froide et réaliste de vous témoigner son estime, sans le moindre sentimentalisme. >>

Dans l'après midi la Jasta 11 mène une autre patrouille et rencontre les avions du 79 Squadron à l'ouest de Cappy. Le combat s'engage et à 16h30 un premier avion tombe suivi 5 minutes plus tard du Sopwit Dolphin de Georges Helliwell. Voici le récit de von Richthofhen :

<< Peu après avoir abattu mon 72ème opposant en flammes, j'attaquai une nouvelle fois avec les mêmes gentlemen de la Jasta, j'observai alors qu'un de mes gentlemen était attaqué par un chasseur Bristol. Je me plaçai derrière cette machine et l'abatai en flammes d'une distance de 50 mètres.

Je remarquai qu'il y avait seulement un seul occupant. Le siège de l'observateur était bloqué et je suppose qu'il était garni de bombes. Je tuai d'abord le pilote, la machine se dressa. Je tirai quelques coups de plus et l'avion s'enflamma et se brisa dans les airs; le fuselage tomba dans un petit bois et continua à brûler >>

 

Un an apprès sa mort, Ruth, la soeur du pilote américain décida de retrouver la tombe de son frère. Elle finit par découvrir un cimetière, où reposaient plusieurs aviateurs non identifiés. Elle persuada les autorités d'exhumer les corps, et reconnut celui de son frère, mort depuis un an dans la chute d'un avion enflammé.

Je poursuis mon itinéraire pendant encore quelques kilomètres, et aperçoit bienôt une cheminée à l'horizon. Nul doute c'est là. Je l'ai bientôt rejointe puis dépassée. Un panneau prés de la route indique l'endroit où Manfred von Richtohofen posa son Fokker avant de décéder à ses commandes.

 

 

Prochaine visite : le musée franco-australien de Villers Bretonneux.

L'offensive lancée le 21 mars vint se terminer devant cette ville, les soldats australiens contribuèrent largement à l'échec allemand en compagnie de la cavalerie canadienne. Depuis 1992 le musée présente une collection de documents et d'objets évoquant la participation à la guerre de l'Australie. Ce musée se trouve dans les vastes combles de l'école Victoria, fondée en 1927.

J'y arrive en fin d'après midi après avoir un peu tourné en rond dans Villers Bretonneux. Le musée est ouvert, et je suis seul à le visiter. Après le briefing sur Terre Neuve, suivi de celui sur l'Afrique du sud, j'en termine par L'Australie. Les nombreux objets ont été offerts au musée par des australiens de passage; Villers Bretonneux est là bas un jalon de l'histoire du pays. Il y a notamment des photos de grandes dimensions, dont la qualité est stupéfiante, quelques uniformes, le fameux tin hat, la maquette du triplan de Manfred von Richthofen, un chargeur de mitrailleuse lewis, une autre maquette, d'un blindé allemand cette fois.

Losqu'il trouva la mort, von Richthofen avait reçu l'ordre de patrouiller au-dessus du front australien à l'est de Villers Bretonneux. Les allemands préparaient une nouvelle offensive sur cette ville, puis sur Amiens. Le 24 avril, après un bombardement meurtrier aux gaz phosgène et moutarde, les régiments allemands montent à l'assaut en compagnie de chars. La ville est prise. A 22h10, le même jour, deux brigades australiennes contre attaquent et encerclent la ville, le 25 au matin. L'assaut allemand est brisé. Chaque année l'ANZAC ( Australian and New zeland Army Corps ) DAY commémore cette date, qui est aussi celle à laquelle les soldats océaniens débarquèrent en 1915 sur les funestes plages de Gallipoli.

 

 

SUITE DU SAMEDI

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