Extrait de <<Les sorcières de la nuit >> De Bruce MYLES

 

Lily Litvak, << la Rose de Stalingrad >>

Alexei Salomaten était mort. Lily gardait toujours sur elle une petite photographie prise par un pilote, sur laquelle on les voyait tous les deux assis sur l'aile de son avion. Elle ne parlait de lui à personne; elle s'était repliée sur elle-même, et elle semblait heureuse que le rythme des sorties de combat soit aussi soutenu. Elle avait toujours été énergique, mais à présent, elle partait au combat avec un dévouement implacable qui inquiétait ses amies. Ina Pasportnikova : " C'était comme si elle ne voulait pas se laisser une seule minute pour penser à la mort. A la fin de la journée, elle était tellement épuisée qu'elle se jetait sur son lit et s'endormait immédiatement. Nous haïssions toutes les Allemands, mais à présent, cette haine obsédait Lily.

" Le dixième avion qu'elle abattit fut celui d'un as. Le combat dura une quinzaine de minutes et elle savait que ce n'était pas un pilote ordinaire. Sur son fuselage, une carte à jouer avait été peinte un as de pique , et sur le gouvernail figurait la longue rangée des avions abattus. Juste après le décès d'Alexei, Lily avait dit à Ina qu'à chaque fois qu'elle rencontrait un chasseur allemand, elle s'imaginait que c'était lui qui était responsable de la mort d'une de ses amies. Cela lui donnait le mordant dont elle avait besoin et stimulait son instinct combatif. Les commandes du Yak de Lily n'étaient pas assistées. Finalement, la Rose blanche l'emporta sur le Messerschmitt et celui-ci tomba en flammes. La verrière de l'habitacle fut larguée et le pilote sauta en parachute. À l'arrivée, il fut accueilli par des soldats soviétiques.

Ina : " C'était la première fois que Lily semblait avoir retrouvé sa véritable personnalité depuis la mort d' Alexei. Elle souriait et exultait en sortant de son habitacle. Elle cria: " Ina, tu peux peindre une autre rose sur le nez de mon avion! " Il était évident que le combat avait été féroce. Le fuselage portait la trace d'impacts et un trou béant s'ouvrait à l'arrière de la verriere.

" Pour Lily, c' était la dernière sortie de la journée. Elle partit rédiger ses rapports. Une heure plus tard, un camion militaire arriva sur le terrain et un pilote allemand fut conduit les mains en l'air dans la salle de réunion. C'était un homme de grande taille, aux cheveux courts et grisonnants; il était nettement plus âgé que la plupart des pilotes de chasse. Il devait avoir une quarantaine d'années. Il avait les joues creuses; il ne semblait ni intimidé, ni soumis, ni humilié par la défaite qui venait de lui être infligée. Il avait de nombreuses décorations: sa poitrine arborait des rangées de rubans, signes des combats victorieux auxquels il avait participé. Il semblait avoir abattu plus d'une vingtaine d'avions aux Pays-Bas, en France, ou sur le front de l'Est.

Un des pilotes soviétiques qui parlaient allemand lui demanda s'il souhaitait rencontrer le pilote qui avait abattu son avion. L'Allemand répondit qu'il serait très intéressé et avec beaucoup d'arrogance, ajouta que l'homme devait être l'un des meilleurs éléments. Les pilotes soviétiques riaient, amusés, et l'un d'entre eux partit chercher Lily dans son bunker .

L'Allemand était assis lorsque Lily entra dans la pièce. L'interprète lui dit: " Eh bien, que pensez-vous de votre vainqueur ? " L 'Allemand se tourna et regarda Lily d'un air interdit. C'était le premier pilote de chasse allemand qu'elle rencontrait. Il y eut un silence pendant quelques secondes, puis l' Allemand dit à l'interprète qu'il n'appréciait guère l'humour soviétique et que s'il ne lui présentait pas le véritable pilote, il n'avait plus rien à dire. On traduisit et les autres Russes éclatèrent de rire.

Mais Lily n'avait pas envie de rire. Elle se planta devant la chaise de l'Allemand et le fit se lever. Lentement, il déplia ses longues jambes et arrangea sa tunique. Puis, demandant à l'interprète de traduire chacune de ses phrases, Lily expliqua comment le combat s'était passé, minute par minute. Elle lui donna la position exacte des deux avions avant que commence le combat. Elle lui expliqua en détailla manoeuvre qui lui avait permis de le contourner, comment elle l'avait surclassé et l'avait forcé à abandonner son avion.

Ina Pasportnikova m'a dit: " Ceux qui étaient présents furent très impressionnés. L'attitude de l'Allemand, son apparence physique se modifièrent peu à peu. A la fin, il fut obligé de concéder que seul le pilote qui l'avait battu pouvait avoir une connaissance aussi précise de chacune des manoeuvres du combat. Il n'était pas question qu'il salue son vainqueur. Il ne pouvait même pas la regarder dans les yeux. Avoir été battu par une femme, c'était plus qu'il n'en pouvait supporter .

" ...Les autres n'avaient jamais vu Lily dans un tel état. Ses yeux brillaient comme ceux d'un tigre. Elle prenait beaucoup de plaisir à la situation. Elle avait sorti ses griffes. C'était la première fois que son instinct combatif apparaissait avec autant de vigueur. L'Allemand avait commis l'erreur de manifester son mépris à la fois pour le pilote et pour la jeune femme. À présent, sa victoire était totale.

" Ce ne fut pas la seule occasion qu'eurent Lily ou d'autres jeunes femmes pilotes de gagner l'admiration de leurs adversaires. Le commandant D. B. Meyer, pilote d'avions d'assaut de la Luftwaffe, a décrit les expériences qu'il a vécues, près d'Orel, en 1943. Son unité, dit-il, était opposée à des chasseurs soviétiques appartenant à une unité d'élite. C'étaient des " casse-cou " fort courageux, bien entraînés, et excellents pilotes. Ils avaient parfaitement conscience des faiblesses allemandes. Leurs avions avaient des moteurs puissants, pouvant monter presque à la verticale et attaquer les appareils allemands par en dessous. Ils engageaient le combat par de brèves rafales tirées à courte distance et dirigeaient surtout le tir sur le leader de la formation allemande; huit d'entre eux furent ainsi abattus en une semaine.

Lors d'un combat aérien mené par le commandant Meyer, son avion prit feu. Son adversaire soviétique s'apprêtait à faire un autre passage lorsqu'il largua sa verrière pour sauter en parachute. La verrière percuta l'hélice du Yak qui tomba au sol. Le commandant Meyer réussit à atterrir en catastrophe, à proximité de l'avion ennemi qui venait de s'écraser. Plus tard, il écrivit ceci: " Le pilote était une femme sans grade, sans insigne et sans parachute. "

En dépit de la supériorité aérienne croissante des Soviétiques, le petit groupe de chasseurs se trouvait encore occasionnellement en nombre insuffisant. Dans les trois semaines qui suivirent son extraordinaire combat, Lily fut abattue à deux reprises. Lily et cinq autres Yak s'en étaient pris à des bombardiers allemands accompagnés d'une importante escorte de chasseurs. Attaqué par trois chasseurs allemands, le moteur du Yak de Lily fut sérieusement touché. Elle fut obligée d'atterrir en catastrophe dans un champ; mais le lendemain, elle était de nouveau dans les airs, avec un autre appareil. Quelques jours plus tard, son avion prit feu; elle fit un tonneau et se jeta d'une très basse altitude. Le parachute s'ouvrit juste à temps. Lily fut fortement ébranlée par cet incident et s'appuya sur son amie Katia Boudanova pour retrouver le moral. Les deux jeunes femmes avaient perdu de nombreuses amies au combat, et lorsque l'une d'entre elles était particulièrement déprimée, l'autre l'aidait. Sans Katia, Lily n'aurait probablement pas survécu au traumatisme qu'avait provoqué en elle la mort d'Alexei.

Katia avait abattu neuf avions allemands. Elle était l'une des femmes pilotes les plus connues, et si Lily plaisait davantage aux hommes que Katia, cela n'affectait en aucune façon leur grande amitié. Ina m'a dit: " D'une certaine façon, Katia mettait Lily en valeur. Lorsqu'elle avait les cheveux courts, elle ressemblait plus à un jeune garçon qu'à une fille. Elle n'avait rien de masculin et les hommes du régiment l'aimaient bien, mais elle n'avait eu aucune liaison. Il était évident que Lily ne pouvait pas la considérer comme une rivale. " Katia chantait tout le temps. Elle chantait dans le poste de pilotage avant de décoller ce matin du 18 juillet 1943. Lors d'un combat mené contre plusieurs Focke Wulf 190, son ailier lui confirma qu'elle en avait touché deux. Puis, elle fut touchée à son tour. Le chasseur décoré d'étoiles rouges sur les ailes et le fuselage passa très bas au-dessus d'un village, les ailes de l'appareil en flammes. Le champ sur lequel semblait essayer d'atterrir Katia était parsemé de cratères formés par les bombes larguées par le groupe qu'elle avait attaqué. Le Yak toucha l'un des cratères et explosa. Les villageois coururent jusqu'à l'appareil et retirèrent le corps de la carcasse calcinée. Katia était morte.

D'abord Boris Goubanov, puis Nikolai Baranov, Locha, et maintenant, Katia. Ina : " J'étais proche de Lily, mais avec Katia, il y avait quelque chose de plus dans leurs relations. Lorsque tous les jours, vous êtes là-haut et que vous luttez pour votre peau, vous ne pouvez partager vos pensées les plus intimes qu'avec quelqu'un qui fait la même chose que vous. Katia n'était plus là, et je savais que Li I y se sentait seule. " Un mécanicien venait juste de finir de peindre une autre rose blanche sur le Yak de Lily. Il alla la chercher, pour savoir ce qu'elle en pensait. Elle n'était pas dans le bunker. Sur le lit de Katia, il y avait une petite collection de livres, de photogra-phies et de lettres. Au loin, à la limite du terrain, une jeune femme blonde marchait. Elle se sentait seule au monde.

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